Hématologie géographique d'après l'encyclopeadia universalis)

L’anatomie, la physiologie, la pathologie du sang sont en relation d’une part avec les caractères ethniques et, d’autre part, avec les conditions écologiques qui définissent le milieu de vie (sol, air, climat, alimentation, infections et parasitoses). Longtemps, cette dépendance a été méconnue ou signalée seulement par quelques notes d’un pittoresque un peu facile. Mais l’étude de la répartition des groupes sanguins, des maladies de l’hémoglobine, des déficits d’enzymes, l’analyse des anémies alimentaires et de leurs conditions, une meilleure connaissance de la distribution des parasitoses ont apporté des faits nombreux, concordants : les lieux où un homme vit, et parfois les lieux où ont vécu ses ancêtres, règlent en partie l’état du sang. Ainsi est née l’hématologie géographique. Son importance est triple. Importance pratique d’abord, car le diagnostic d’une anémie est parfois d’emblée orienté, voire aussitôt assuré par la seule géographie. En deuxième lieu, et par un heureux retour, les données fournies par l’examen du sang peuvent faciliter la solution de problèmes d’anthropologie, d’ethnologie, car la fixité de certains caractères sanguins à travers les millénaires permet d’identifier les peuples à travers leurs migrations. Enfin et surtout, une des grandes faiblesses actuelles de l’hématologie générale parmi tant de progrès étant l’insuffisance des causes, l’hématologie géographique a une valeur exemplaire, car elle fournit des modèles d’hémopathies dont la cause ou au moins certaines conditions sont connues, des modèles d’hémopathies classées, en somme. Elle nous munit de modes de raisonnement, de méthodes d’enquête qui devraient, appliqués plus largement, permettre de nouveaux progrès.

L’hématologie géographique se partage en quatre branches :

  1. Hématologie génétique ;
  2. Hématologie péristasique ;
  3. Étude des relations entre l’inné et l’acquis ;
  4. Hématologie ethnologique.

Hématologie génétique

L’hématologie génétique est importante et originale. L’inégale répartition entre les races de caractères sanguins essentiels, normaux ou anormaux, est une donnée biologique fondamentale comparable à l’inégale répartition des pigments de la peau.

Les spécialistes de l’hémoglobine sont devenus géographes et explorateurs. Géographes et explorateurs d’une sorte particulière, qui allient, pour résoudre leurs problèmes, la biologie moléculaire à l’histoire des migrations humaines et aux cartographies modernes. Lorsque les mouvements de population se sont produits à une époque récente, les solutions sont aisément trouvées. L’étroite identité des limites actuelles de l’hémoglobine E et des frontières antiques de l’empire khmer a été maintes fois signalée. Bien plus, deux importantes maladies de l’hémoglobine, l’anémie à globules en forme de faucilles (drépanocytose) et l’anémie méditerranéenne (thalassémie), les deux premières connues aussi, ont été l’une et l’autre décrites d’abord en Amérique avant d’être retrouvées dans leur continent, sur leurs rivages originels. Mais de sérieuses et grandes difficultés persistent. Comment lier la drépanocytose éparse de la forêt indienne et la drépanocytose massive d’Afrique ? En admettant des migrations aux périodes protohistoriques d’un foyer vers l’autre, en acceptant l’existence de foyers autonomes, en se ralliant à l’hypothèse d’un foyer initial yéménite d’où sont parties des migrations vers l’est et vers l’ouest ? La grande aire actuelle de la thalassémie, dont le grand axe s’étend de Tanger à Canton, demeure mystérieuse : naissance en Chine et propagation vers l’ouest, le long de la route de la soie et des caravanes, ou à une époque plus haute ; naissance en Grèce et extension vers l’Inde, au fil des conquêtes d’Alexandre ; existence indépendante de foyers méditerranéens et chinois, existence en Asie Mineure d’un foyer initial commun.

La découverte de liaison entre l’état de l’hémoglobine et d’autres caractères ethniques fondamentaux (morphologie, etc.), la découverte des codes génétiques qui gouvernent la molécule d’hémoglobine rendent compte des mécanismes qui déterminent ces deux maladies héréditaires. L’interprétation, au sein des populations mêlées, des métis divers à plusieurs hémoglobines devient possible et, sur un plan plus élevé, une contribution peut être apportée, par la voie de l’hémoglobine, à certaines questions primordiales de l’anthropologie.

Dès la découverte des premiers groupes sanguins et de leur hérédité, leur distribution à travers les populations fut étudiée. Les premières enquêtes ne révélèrent que des différences modérées. C’est avec le facteur Rhésus que les grandes inégalités de répartition apparurent. Les conséquences de ces inégalités sont importantes ; pour l’anthropologie et pour l’ethnologie d’abord ; pour la pratique médicale aussi. Ainsi, au Mexique, les migrations des époques préhistoriques ou protohistoriques des populations amérindiennes venues d’Asie, l’arrivée aux époques récentes d’émigrants basques font voisiner le groupe humain le plus pauvre en individus Rhésus négatif avec le groupe humain qui compte le nombre le plus élevé d’individus Rhésus négatif. L’étude des nouveaux groupes sanguins montre que certains d’entre eux, comme le facteur Diégo, sont particuliers à des populations définies (Mongols d’Asie orientale, Amérindiens du Venezuela), éclairant de lointaines migrations.

Ces premières données ont été élargies, fortifiées par le grand courant de recherches anthropologiques inspiré par le système de groupes de globules blancs, dit HLA. La complexité de ce système en fait un remarquable instrument de travail. Ainsi, au concept ancien de races se substitue le concept de populations. Populations remarquables par leur diversité, par cette inégale répartition des divers groupes sanguins, par un profil propre à chacune d’entre elles. Ainsi a pu être affinée, précisée, l’étude des grandes migrations humaines, celle des Indo-Aryens, celle des Normands, celle des Amérindiens venus d’Asie.

Hématologie péristasique

L’environnement, c’est d’abord le sol qui nous porte, l’air que nous respirons. Peu de documents témoignent d’une relation entre la nature du sol, la présence de tel minéral et l’état du sang. Pourtant, la polyglobulie des bovins qui, en Australie, paissent sur des terres riches en cobalt illustre de façon significative le rôle du milieu ambiant.

Mais ce sont surtout les radiations ionisantes qui retiennent l’attention. Elles sont responsables des anémies graves, des leucémies frappant les ouvriers maniant les minerais radioactifs, les physiciens, les premiers radiologues, les Japonais victimes des bombes atomiques. Des mesures de protection efficaces (en dehors des guerres) ont été mises au point. Le développement des centrales nucléaires doit avoir pour corollaire une très grande vigilance. Les recherches en cours s’efforcent de préciser le rôle éventuel des radiations telluriques.

La polyglobulie chronique de l’altitude, ou maladie de Monge, a fourni un des premiers exemples, peut-être le premier, d’une maladie sanguine liée à la géographie, liée au lieu où l’homme vit.

L’inégale répartition des ressources alimentaires sur la surface du globe, la géographie même des carences alimentaires doivent être connues de l’hématologiste. Certes, il n’est pas toujours facile de préciser les responsabilités respectives des parasitoses et des carences observées dans les mêmes populations. Mais le rôle que jouent à l’origine d’anémies variées les insuffisances alimentaires en vitamines du groupe B, en protéines, en fer n’est pas douteux. Ces anémies dites nutritionnelles atteignent dans la zone intertropicale des dizaines de milliers d’individus. Un traitement correct les guérit. Une répartition équitable entre les peuples des aliments essentiels devrait un jour les prévenir.

On ne doit pas oublier cependant que d’autres causes s’imbriquent avec les carences, pour provoquer des hémopathies. Il en est ainsi des parasitoses. Une anémie indienne, indonésienne, vénézuélienne est presque toujours due à des parasites intestinaux (ankylostomes), aux carences alimentaires, ou à ces deux causes associées. Une grosse rate avec hypertension de la veine porte conduit, en Chine méridionale ou au Brésil, à évoquer, avant tout, une autre parasitose, la schistosomiase. Une éosinophilie sous les tropiques ou au retour des tropiques a tant de chances d’être parasitaire qu’il est peu raisonnable d’envisager d’autres causes. Ces quelques exemples montrent assez l’importance des parasitoses et de leur géographie en hématologie. Il ne suffit pas d’avoir une notion vague et statique des aires de ces parasitoses. Il est fondamental de savoir les détails de leur répartition et leurs mouvements, d’être informé des avances et des reculs du paludisme, de bien connaître les divers territoires des diverses filarioses, de suivre l’extension géographique de parasitoses nouvelles ou apparemment nouvelles comme la toxoplasmose, responsable d’états ganglionnaires bénins, fréquents en France, au Danemark, au Chili, longtemps ignorée ou presque en Argentine, ou encore l’histoplasmose, responsable de maladies ganglionnaires graves, répandue sur tout le continent américain, ignorée en France.

Les données qu’on vient de résumer sont à la fois utiles et incomplètes. L’hématologiste, même amoureux de cartes et d’estampes, demeure insatisfait. Il est, certes, important de connaître les aspects divers des services d’hématologie, ceux d’Athènes, encombrés de thalassémiques condamnés, ceux de Delhi où les enfants anémiques tombés à trois grammes d’hémoglobine, cachectiques, misérables, guérissent lorsqu’on traite parasitoses et carences, ceux de Pékin où chaque visiteur se voit demander s’il connaît un traitement nouveau de l’anémie par insuffisance de la moelle osseuse.

Il est plus important encore de progresser. Plusieurs voies sont en cours d’exploration. L’application de nouvelles techniques permet de connaître d’autres types d’hémoglobine et, surtout, de nouveaux déficits enzymatiques. Les enquêtes géo-hématiques, c’est-à-dire celles qui s’efforcent de préciser les rapports sol-sang et, surtout, les rapports entre les radiations telluriques et le sang, doivent être poursuivies dans les zones les plus variées et fondées sur des éléments statistiquement valables. Les coutumes des populations doivent être examinées avec le soin le plus attentif ; peut-être l’inégale fréquence, selon les pays, de la leucémie des enfants dépend-elle souvent de la différence des mœurs, de l’accouchement à la maison ou à l’hôpital, de l’allaitement au sein ou au lait de vache, de l’introduction précoce ou tardive, au sevrage, de la première farine, des premiers aliments crus.

Englobant des domaines très divers, utilisant des disciplines disparates, biologie moléculaire, enzymologie, radiobiologie, physiologie de la nutrition, parasitologie, virologie, l’hématologie géographique trouve son unité du côté de la prévention. Il est maintenant possible de préciser les dangers de l’union de deux porteurs partiels d’une hémoglobine anormale, de donner les listes des médicaments et des aliments interdits aux sujets enzymoprives, de déterminer certaines limites topographiques de l’effet des radiations, d’orienter efficacement la lutte contre la faim, contre les parasitoses nocives pour le sang. Pour mesurer l’importance de cet effort d’épidémiologie et de prophylaxie, on retiendra que les porteurs de tares hémoglobiniques ou enzymatiques, victimes des radiations, des carences, des parasites, c’est-à-dire les êtres humains qu’étudie l’hématologie géographique, se comptent par dizaines de millions.

L’inné et l’acquis

L’hématologie géographique est aussi une méthode, en quelque sorte un outil, permettant d’étudier l’un des problèmes fondamentaux de la biologie et de la médecine. Quelques exemples en témoigneront :
1. Dans certaines populations d’Afrique, d’Amérique, d’Asie, du bassin méditerranéen, existe une anomalie héréditaire : l’absence d’une des enzymes d’un des ferments des globules rouges. Cette enzyme n’est pas nécessaire au fonctionnement habituel des globules rouges. Mais que survienne l’ingestion de certains médicaments (sulfamides, primaquine, etc.), de certains aliments (fèves), le défaut héréditaire a des conséquences graves, une anémie, qui, profonde, peut être mortelle. D’où des applications pratiques, le dépistage des hommes fragiles, les préventions, mais aussi des réflexions plus générales. Le défaut d’enzymes existait probablement depuis plusieurs millénaires dans les populations concernées sans conséquence. L’introduction de nouveaux aliments, de nouveaux médicaments révèle une faiblesse longtemps inoffensive.
2. Les anomalies de l’hémoglobine sont héritées tantôt d’un parent, tantôt des deux parents. Héritées des deux parents, elles engendrent des maladies graves généralement mortelles dans l’enfance. Tel est le cas de
l’hémoglobinose S, qui atteint les populations noires. On trouve ainsi en Afrique des personnes ayant hérité de leurs deux parents, l’hémoglobine normale A (A//A.), des personnes ayant hérité des deux parents l’hémoglobine anormale S (S//S.), des personnes ayant hérité l’hémoglobine normale A d’un des parents, l’hémoglobine S de l’autre parent (A//S.).

La persistance d’une anomalie si grave, que la sélection naturelle aurait dû depuis longtemps éliminer, a surpris. L’explication a été apportée par Allison. L’hémoglobine S protège contre le paludisme. Les populations S.S. meurent d’anémie grave, les populations A.A. sont exposées à mourir de paludisme. Les populations A.S. sont protégées contre le paludisme et n’ont pas d’anémie. Ainsi est pour la première fois apportée, contre les théories racistes, une preuve biologique de l’avantage des métis.

Hématologie et culture. L’hématologie ethnologique

La relation entre hématologie et culture a été reconnue dès les premiers travaux d’hématologie géographique. Ainsi en Asie du Sud-Est, les hématologues étudiant la répartition de l’hémoglobine E, hémoglobine du peuple cambodgien, les archéologues étudiant les ruines des temples du temps d’Angkor, s’accordent à fixer les mêmes limites au grand empire Khmer du XIe siècle.

Des données plus précises ont été apportées ultérieurement. Ainsi au Liban, l’étude de sept populations appartenant à des confessions différentes (maronites, orthodoxes, chi’ites, sunnites, etc.) a montré un " profil hématologique " particulier à chacune de ces sept populations. L’endogamie, conséquence de l’appartenance à une confession définie, est responsable de ces profils particuliers.

L’étude dans le Sud-Ouest de la France des populations basques a montré une étroite homologie entre la géographie des caractères sanguins propres aux Basques d’une part, et d’autre part l’onomastique, la survivance du droit pré-romain, tel le droit d’aînesse intégral (non limité aux garçons).

Il ne s’agit là que de travaux préliminaires. Les recherches qui se poursuivent confirmeront très vraisemblablement l’importance des voies ainsi ouvertes. D’étroites relations vont être établies entre hématologie, géographie, histoire.

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