HEMOGLOBINE ET TRANSPORT DES GAZ
Henri Wajcman : de la génétique
à la physiologie et à la pathologie
L'hémoglobine a un double rôle physiologique
: assurer le transport de l'oxygène des poumons aux tissus et faciliter
l'élimination du gaz carbonique (CO2).
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L'oxygénation tissulaire ne peut être
assurée que si le transporteur peut se saturer en oxygène
au niveau des poumons et le libérer efficacement dans un lit capillaire
où sa pression partielle reste encore élevée. Ces
exigences de la fonction oxyphorique ont pu être satisfaites par
le fonctionnement allosterique de la molécule d'hémoglobine
et l'effet régulateurs de facteurs physico-chimiques environnementaux. |
La courbe de dissociation de l'oxyhémoglobine
Des appareils automatiques permettent une détermination
aisée de la courbe de dissociation de l'oxyhémoglobine. Dans
ces dispositifs, la solution d'hémoglobine ( ou la suspension érythrocytaire)
est désoxygénée (ou réoxygénée)
dans une cuve où, simultanément, la pression partielle en
oxygène est mesurée par une électrode et le pourcentage
relatif d'oxy- et de désoxyhémoglobine est déterminé
par spectrophotométrie. Ce montage, interfacé à un
microordinateur, conduit immédiatement aux divers paramètres
de la fonction oxyphorique.
Paramètres de la courbe de dissociation
de l'oxyhémoglobine
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La variation du pourcentage d'oxyhémoglobine
(HbO2) en fonction de la pression partielle en oxygène (pO2) est
représentée par une courbe sigmoïde . Cette même
mesure, effectuée sur la myoglobine ou sur des chaînes isolées
d'hémoglobine, donne une hyperbole.
La courbe de dissociation de l'oxyhémoglobine
permet de définir un premier paramètre l'affinité
pour l'oxygène: c'est la pression de
demi-saturation (P 50), pression partielle en oxygène à laquelle
coexistent 50 % de formes oxygénées et 50 % de formes désoxygénées.
Ainsi, à une forte affinité pour l'oxygène correspond
une valeur basse de P50.
L'aspect sigmoïde de la courbe témoigne
d'une interaction positive entre les molécules d'hème. Ce
phénomène de coopérativité
indique
que l'oxygénation d'une sous-unité du tétramère
augmente la réactivité pour l'oxygène des autres sous-unités
encore désoxygénées (effet
homotrope).
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L'équilibre Hb + n O2 ÷ Hb (O2)n
, correspondant à la loi d'action de masse, conduit à l'équation
de Hill :
où Y est la fraction de l'hémoglobine
saturée en oxygène et n, le
coefficient d'interaction (ou coefficient de Hill).
La représentation de Hill, en doubles coordonnées logarithmiques,
fournit une méthode pratique de mesure de la coopérativité.
Pour des valeurs de Y comprises entre 0,1 et
0,9 (soit entre 10 et 90 % HbO2) on obtient une droite dont la pente est
égale à n . Dans le cas de l'hémoglobine humaine n
a une valeur comprise entre 2,7 et 3,0 .
En réalité, la courbe de Hill,
est elle-même une sigmoïde située entre deux asymptotes
de pente égale à 1,0. A très basse pO2 toutes les
molécules tendent en effet vers la forme désoxygénée
(T), et à forte pO2 vers la forme oxygénée (R). Aux
deux extrémités de la courbe de dissociation de l'oxygène
il n'existe donc plus de coopérativité.
Par ailleurs, les asymptotes de la représentation
de Hill coupent l'axe des ordonnées à des valeurs correspondant
respectivement à logKT
(constante de dissociation de la forme désoxygénée)
et logKR (constante de dissociation de la
forme oxygénée). |
La forme sigmoïde de la courbe de dissociation
de l'oxyhémoglobine a un intérêt physiologique considérable
pour le transport de l'oxygène. En effet, dans les zones où
la tension en oxygène est voisine de celle qui règne dans
les tissus, la moindre baisse de la pO2 entraîne aussitôt une
libération d'oxygène corrigeant immédiatement l'hypoxie.
Ces propriétés sont très différentes de celles
de la myoglobine qui ne lâche l'oxygène qu'à des valeurs
de pO2 extrémement faibles, de l'ordre d'à peine quelques
mm de Hg.
L'affinité pour l'oxygène varie
considérablement avec les conditions d'environnement.
Le pH, les anions (en particulier les phosphates
organiques et les chlorures), le CO2 et la température sont les
principaux facteurs tendant à la modifier.
Effet Bohr et transport du CO2
Dès 1904, C. Bohr a montré que
les variations de la pression partielle en CO2 (pCO2) induisaient des déplacements
de la courbe d'oxygénation: à forte pCO2 l'affinité
pour l'oxygène est diminuée. Ce phénomène résulte
de deux mécanismes: acidification du milieu responsable d'un large
déplacement de la courbe vers la droite et plus accessoirement fixation
directe du CO2 par carbamination des groupes NH2 terminaux des chaînes
et
. C'est au premier
de ces mécanismes, action du pH sur la courbe d'oxygénation,
que l'on réserve le nom d'effet Bohr.
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L'effet Bohr joue un rôle physiologique
important dans les échanges gazeux. Le CO2 libéré
par les tissus diffuse dans le plasma et pénètre dans les
globules rouges où l'anhydrase carbonique catalyse sa transformation
en bicarbonates selon la réaction: CO2 + H2O ÷ CO3H- + H+
Le bicarbonate formé dans le globule rouge est très rapidement
libéré dans le plasma, échangé contre un ion
Cl- sous l'action de la protéine bande 3 de la membrane érythrocytaire
.
En utilisant un système de fonctions liées,
Wyman a montré l'interdépendance de l'affinité pour
l'oxygène et de l'effet Bohr. Lorsque l'on représente la
variation de la P50 en fonction du pH on obtient une courbe dont la dérivée
correspond en chaque point de pH à l'effet Bohr . C'est là
une méthode simple et couramment utilisée pour sa mesure.
Face à la libération des protons
H+, l'hémoglobine agit comme système tampon pour maintenir
le pH intra-érythrocytaire au voisinage de la neutralité.
Les protons H+ sont capturés par un certain nombre de sites spécifiques
de la protéine. Comme nous le verronsailleurs, ce phénomène
stabilise les ponts salins de la structure désoxygénée
. |
Ainsi, dans les tissus
où la production de CO2 est forte, l'acidification du milieu diminue
l'affinité de l'hémoglobine pour l'oxygène. Ceci permet
la libération d'une quantité accrue d'oxygène.
Dans les poumons,
la libération du CO2 favorise la réaction inverse et l'alcalinisation
du milieu intra-érythrocytaire favorise la structure de l'hémoglobine
a forte affinité pour l'oxygène. Ainsi, la libération
de CO2 facilite la capture d'oxygène.
Dans les conditions physiologiques, lors de la
transition entre désoxy- et oxyhémoglobine, deux protons
sont donc libérés par tétramère d'hémoglobine.
Interaction avec les anions
L'ion chlorure (Cl-)
se fixe de facon préférentielle à la désoxyhémoglobine
dont il stabilise la structure et augmente l'effet Bohr alcalin. A l'intérieur
du globule rouge, par sa concentration élevée et à
peu près constante, il joue un rôle esentiel permettant la
modulation des autres effecteurs allostériques.
Le rôle du 2,3
diphosphoglycérate (2,3-DPG) est bien
plus important. Ce phosphate organique, dont la concentration intra-érythrocytaire
est identique à celle de l'hémoglobine (environ 4,5 mM) est
le régulateur physiologique de la fonction oxyphorique. La fixation
du 2,3-DPG diminue considérablement l'affinité de l'hémoglobine
pour l'oxygène. Ainsi, in vitro (à pH7,2 et à 25°C),
lorsque la concentration en 2,3-DPG passe de 0 à 4,5 mM , la P50
est multipliée par un facteur d'environ 2,5.
Le 2,3-DPG est synthétisé au niveau
d'un shunt situé en dérivation de la voie glycolytique principale
d'Embden-Meyerhof. Sa production dépend de l'état métabolique
de la cellule. On a pu montrer qu'un stimulus hypoxique augmentait sa synthèse:
c'est là un mécanisme physiologique d'adaptation semi rapide
à toute circonstance anoxique.
Une augmentation de la concentration intra-érythrocytaire
en 2,3-DPG, avec pour corollaire une augmentation de la P50, entrainant
un accroissement de la libération d'oxygène au niveau des
tissus, s'observe en quelques jours dans des circonstances aussi variées
que l'anoxie d'altitude, les anémies quelle que soit leur origine
et les défaillances circulatoires ou respiratoires.
A l'inverse, dans le sang conservé, le
taux de 2,3-DPG diminue ce qui du même coup amoindrit ses capacités
d'échangeur d'oxygène.
Globule rouge et transport d'oxygène
Dans le sang, à pH 7,4 et à 37°C,
ces phénomènes de régulation aboutissent à
une P50 érythrocytaire égale à 26 ± 2 mm de
Hg .
L'analyse da courbe de dissociation révèle
que chez le sujet normal, lorsque la pO2 chute de 100mm de Hg (dans les
artères) à 40 mm de Hg (dans les capillaires veineux), un
décilitre de sang libère entre 4 à 5 ml d'oxygène.
Ceci correspond à la fraction d'oxygène physiologiquement
extractible. Lorsque la libération d'oxygène est insuffisante
dans le rein, la sécrétion d'érythropoïétine
est
stimulée, activant l'érythropoïèse.
L'hypoxie
L'hypoxie peut résulter d'une anémie
mais également d'une augmentation de l'affinité pour l'oxygène.
Cette dernière peut être la conséquence de l'existence
d'une hémoglobine anormale à forte affinité pour l'oxygène
ou d'un déficit de synthèse du 2,3-DPG dû à
la présence d'une mutation de la biphosphoglycéride-mutase,
enzyme controlant le métabolisme de cet organophosphate. Une oxygénation
tissulaire suffisante ne peut alors être assurée qu'au prix
d'une polyglobulie et d'un accroissement du travail cardiaque.
Chez un patient souffrant d'une anémie
chronique, n'ayant par exemple que 10 g d'Hb, une quantité normale
d'oxygène peut être libérée dans les tissus
par un déplacement vers la droite de la courbe d'oxygénation.
Un tel résultat est obtenu en doublant la concentration intra-érythrocytaire
de 2,3-DPG. Ce phénomène permet généralement
une bonne tolérance des anémies chroniques au repos. Une
courbe d'oxygénation ne saurait donc être interprétée
en l'absence de la connaisance du taux d'hémoglobine et de la concentration
intra-érythrocytaire de 2,3-DPG.
Produits de substitution du sang
Lorsque la quantité d'hémoglobine est
insuffisante pour assurer une oxygénation satisfaisante des tissus,
il est nécessaire d'avoir recours à des transfusions sanguines.
Les progrès effectués dans le traitement des produits sanguins
en a considérablement réduit les risques. Certains travaux
se dirigent toutefois vers une solution qui ferait appel à des transporteurs
artificiels d'oxygène.
Modèles allostériques et stéréochimiques
Pour intégrer l'ensemble des paramètres
décrivant le fonctionnement de l'hémoglobine, des modèles
allostériques ont été proposés [Monod, Wyman
et Changeux 1965 ; Koshland, Nemethy et Filmer 1966].
Le plus classique est celui de Monod, Wyman et
Changeux dans lequel la protéine allostérique existe sous
deux formes en équilibre : l'une relâchée (R) à
forte affinité pour le ligand et la seconde contrainte (tense) (T)
à affinité moindre.
La fixation du ligand sur une seule des sous-unités
de la molécule entraîne la transition concertée de
toutes les autres sous-unités du tétramère vers la
configuration à forte affinité.
Le modèle stéréochimique
de Perutz résulte des études de diffraction de rayons X.
Il a d'une part pleinement confirmé le concept de deux états
R et T, et d'autre part proposé un mécanisme de rupture des
ponts salins transférant l'information aux autres sous-unités
du tétramère.
Liaison du monoxyde de carbone (CO)
Le monoxyde de carbone (CO) se fixe sur l'hémoglobine
de façon réversible selon les mêmes lois que l'oxygène
mais avec une affinité 250 fois plus forte. En réalité
les constantes d'association et de dissociation du CO sur l'hémoglobine
sont très différentes de celles de l'oxygène. Ainsi,
le CO se fixe moins vite sur l'hémoglobine que ne le fait l'oxygène
mais le complexe formé est remarquablement stable puisque sa vitesse
de dissociation est 1500 fois plus lente que celle de l'HbO2. C'est cette
propriété qui rend ce gaz particulièrement toxique.
Par ailleurs, la vitesse lente d'association du CO à l'hémoglobine
évite l'intoxication qui résulterait d'une fixation préférentielle
de la faible quantité de CO produite physiologiquement de façon
endogène par le métabolisme de l'hème. Chez les grands
fumeurs, ou chez les sujets professionnellement exposés à
des taux élevés de CO il existe une anoxie relative responsable
d'une polyglobulie. En effet, de nombreux de tétramères d'hémoglobine
sont bloqué dans une forme inapte au transport de l'oxygène
et d'autre part, du fait du comportement allostérique de l'hémoglobine,
les molécules partiellement carboxylées ont une forte affinité
pour l'oxygène.
L'intoxication aiguë peut nécessiter
une oxygénothérapie en caisson hyperbare pour déplacer
le CO fixé à l'hémoglobine.
Cinétique de fixation du CO sur la molécule
d'hémoglobine
Les techniques de photodissociation pratiquées
sur l'HbCO permettent d'analyser les temps nécessaires aux diverses
étapes de la fixation d'un ligand sur la molécule d'Hb.
Cette méthode consiste à envoyer
un flash laser (532 nm) qui coupe la liaison entre le CO et le fer de l'heme
d'une molécule d'HbCO. Les variations d'absorption à 436
nm permettent de suivre la décarboxylation réversible de
la molécule.
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La cinétique se décompose en deux
temps : le premier extraordinairement court, dans l'échelle des
nanosecondes, correspond à la phase
de recombinaison géminée (temps
pendant lequel le ligand n'est plus fixé à l'hème
mais est encore présent dans la poche de l'hème). Le second,
appelé recombinaison bimoléculaire,
de l'ordre des millisecondes, correspond à la transition allostérique
de la protéine et à la libération du ligand dans le
milieu extérieur. |