Invasions biologiques et biologie de la conservation
Invasions biologiques et biologie de la conservation
essai de synthèse
par Michel Pascal, Philippe Clergeau et Olivier Lorvelec
Responsable du module Fraches et aliens à Santo 2006 INRA - Équipe faune sauvage et biologie de la conservation - SCRIBE, 35042 Rennes cedexpascal@beaulieu.rennes.inra.fr - clergeau@univ-rennes1.fr - lorvelec@beaulieu.rennes.inra.fr
Que recouvre exactement le terme d'invasion biologique souvent associé à une introduction conduisant à l'installation d'une espèce ? Que sait-on de la nature et de l'importance de l'impact passé et présent de ces invasions ? Quelle prédiction peut-on faire quant à la nature et l'importance de cet impact ? Quelle valeur heuristique accorder à l'étude comparée des invasions en milieux insulaires et continentaux ? Ce texte n'a aucune prétention exhaustive mais veut tenter de donner quelques définitions nécessaires pour cadrer des questions et un débat d'actualité.
Contextes et définitions
- le qualificatif d'autochtone (indigène) :
est associé à une espèce, une sous-espèce ou une entité d'un niveau taxinomique inférieur qui se trouve à l'intérieur de son aire de répartition naturelle ou dans son aire de dispersion potentielle (c'est-à-dire, dans le domaine géographique qu'elle occupe naturellement ou peut occuper sans interventions humaines par introduction ou démarches particulières) ;
- le qualificatif d'allochtone (exotique, exogène, étrangère...) :
est associé à une espèce, une sous-espèce ou une entité d'un niveau taxinomique inférieur qui se trouve à l'extérieur de son aire de répartition naturelle ou de son aire de dispersion potentielle (c'est-à-dire hors du domaine géographique qu'elle occupe naturellement ou peut occuper sans interventions humaines par introduction ou démarches particulières) et est applicable à toute partie d'un individu (gamète ou propagule) susceptible de survivre et de se reproduire ;
- le qualificatif d'invasive :
est associé à une espèce allochtone, qui s'étant établie dans des écosystèmes ou habitats naturels ou semi-naturels, y est un agent de perturbation et nuit à la diversité biologique autochtone (h) ;
- introduction :
signifie le déplacement par l'Homme d'une espèce, d'une sous-espèce ou d'une entité d'un niveau taxinomique inférieur (y compris toute partie d'un individu, gamète ou propagule, susceptible de survivre et de se reproduire) hors de son aire de répartition géographique historiquement connue. Les limites géographiques des états souverains ne constituent pas dans ce cas des limites géographiques pertinentes ;
- introduction fortuite :
correspond à une introduction par le jeux d'activités humaines non délibérément dirigées dans le but d'introduire une espèce ;
- introduction intentionnelle:
signifie une introduction réalisée délibérément par l'Homme impliquant le déplacement d'une espèce hors de son aire de répartition naturelle ou de son aire de dispersion potentielle (de telles introductions pouvant être ou non autorisées).
- les modalités des invasions, en particulier afin d'identifier, au travers de leurs histoires, les mécanismes à l'origine des succès et des échecs ;
- les conséquences des invasions sur la composition spécifique et le fonctionnement des écosystèmes d'accueil ;
ceci, dans la perspective d'intégrer l'ensemble de ces résultats dans l'élaboration des modalités de gestion destinées à maîtriser le phénomène.
Invasions biologiques et écosystèmes insulaires
En développant leur théorie des peuplements insulaires, Mac Arthur et Wilson (4) se sont délibérément placés dans le cadre du peuplement spontané des îles et ont quantifié et modélisé le rôle de deux variables géographiques reconnues depuis comme essentielles : la superficie des îles et leur distance au(x) proche(s) continent(s) source(s). Cette théorie prédit qu'à distance égale du continent source, la diversité spécifique augmente avec la surface de l'île et qu'à surface égale, elle décroît avec la distance au continent. La " fonction biologique " associée à la superficie repose sur l'hypothèse qu'une grande île est susceptible d'accueillir des populations aux effectifs supérieurs à ceux d'une petite, situation qui réduit leur probabilité d'extinction. Par la suite, Lack (34,35) a montré le rôle de la diversité d'habitats en rapport avec la superficie. La " fonction biologique " associée à la distance repose sur le déclin du nombre d'espèces potentiellement invasives. Cette théorie des équilibres dynamiques, largement critiquée, a le mérite, d'après Williamson, d'être " triviale mais vraie " et, d'après Brown, " [...] de constituer la base pour interpréter la composition des peuplements en terme d'interactions entre, d'une part, les processus biologiques de colonisation, d'extinction et de différenciation évolutive et, d'autre part, le cadre historique et écologique où ces processus se développent " (in 36).
Si l'Homme n'a pas agit significativement sur la surface des îles et sur leur distance au proche continent, il est intervenu sur les fonctions biologiques associées à ces deux variables en modifiant les milieux insulaires et en " réduisant ", pour nombre de taxons, la distance aux continents (proches ou non) par le jeu des introductions volontaires ou fortuites. S'il n'est guère possible, dans l'état actuel des connaissances, de hiérarchiser l'importance de l'un ou l'autre de ces facteurs anthropiques pour les îles de grande superficie au peuplement humain ancien, pérenne et dense, le processus des introductions est réputé prépondérant pour les îles de petite superficie, voire, celles de grande superficie, siège d'un récent développement économique à l'européenne (37,24,21).
Diverses facettes de la problématique générale des invasions ont été abordées par la méthode expérimentale. Pour des raisons de maîtrise technique, la quasi-totalité de ces travaux s'est déroulée et se déroule en milieu insulaire, sur des entités géographiques de superficie réduite.
Le premier type d'expérience a porté sur les processus liés aux invasions spontanées. Il a consisté à éliminer le peuplement d'invertébrés de petits îlots de surface très réduite mais variée, situés à diverses distances du continent source, puis d'opérer un suivi diachronique des invasions (38,39). Ces expériences ont validé les prédictions de la théorie de Mac Arthur et Wilson sur les flux.
Le second type d'expérience a porté sur les invasions d'origine anthropique. Il a consisté à suivre l'évolution de la composition et du fonctionnement de peuplements suite à l'éradication d'allochtones. L'essentiel de ces éradications a porté sur des vertébrés (mammifères) et s'est déroulé sur des îles bénéficiant d'un statut de protection et dans le cadre d'opérations de restaurations (encadré 2, ci-dessus). Ces expériences ne sont pas totalement équivalentes à celles consistant à observer les conséquences induites par l'introduction volontaire d'une espèce allochtone. Ce sont les risques potentiels générés par de pareilles introductions qui font préférer la seconde démarche à la première (40).
Les travaux associés aux expériences d'éradication portent donc essentiellement sur les seules modalités de l'invasion et de ses conséquences. Leurs conclusions sont validées, et la généralisation de ces conclusions appréciée, par la comparaison des résultats obtenus lors de l'éradication d'un même taxon d'îles d'un même archipel ou d'îles de provinces biogéographiques différentes, ou encore, de divers taxons établis dans des îles d'une même province géographique.
Invasions biologiques et écosystèmes continentaux
Une perception globale des processus d'invasion ne peut donc faire l'économie de travaux menés spécifiquement en milieux continentaux.
C'est en raison de la difficulté à mettre en œuvre la démarche expérimentale que le contexte continental est moins étudié par cette voie que le contexte insulaire. Il n'en est pas moins le siège d'invasions aux conséquences économiques, sociales et écologiques importantes.
Divers travaux font état d'invasions de structures urbaines ou péri-urbaines par des espèces sauvages provenant des agroécosystèmes et provoquant des nuisances variées, dont des risques épidémiologiques (41,42,43,44,45,46). Inversement, d'autres travaux mettent en évidence le rôle de la ville en tant que source d'espèces invasives des agroécosystèmes (47,48,46) (i).
L'essentiel des travaux conduits sur ce sujet procède de la démarche comparative appliquée soit sur un même site présentant un fort gradient de perturbations, établies (analyse instantanée) ou en cours d'établissement (analyse diachronique), soit sur une série de sites, sièges de perturbations d'intensité contrastée, les deux options ne s'excluant pas.
Ceux portant spécifiquement sur les invasions l'ont été au Canada, USA et Australie. Les échelles spatiales des structures paysagères des agroécosystèmes et écosystèmes urbains et péri-urbains de ces pays sont sans commune mesure avec ceux de l'Europe de l'Ouest. Ces différences d'échelles interdisent toute généralisation des résultats acquis et confèrent aux écosystèmes ouest-européens une originalité non explorée.
Invasions biologiques et biologie de la conservation
D'après Barbault (58), " [...] la biologie de la conservation est une réponse de la communauté scientifique à la crise de la biodiversité... discipline de crise (57) : elle doit passer du statut de science qui enregistre des catastrophes à une science d'action... discipline de synthèse, elle applique les principes de l'écologie, de la biogéographie, de la génétique des populations, de l'anthropologie, de l'économie, de la sociologie etc., au maintien de la diversité biologique sur l'ensemble de la planète ".
La dimension action conduit à privilégier non seulement l'interdisciplinarité mais aussi une approche holistique (prise en compte des différentes échelles). Nombres d'opérations actuelles de préservation et de restauration, dont les " nôtres "(j), s'inscrivent dans cette démarche.
Encadré 1 :
Évolution temporelle de la fréquence d'introduction de vertébrés en Nouvelle Calédonie selon trois catégories de motivations
(d'après Gargominy et al., 1996).
3 espèces de Poissons (+ 7 ?) dont 16 endémiques
0 espèces d'Amphibiens
48 espèces de Squamates [lézards et serpents] dont 41 endémiques
116 espèces d'Oiseaux nicheurs dont 18 endémiques
8 espèces de Mammifères (Chiroptères) dont 6 endémiques
Total : 216
Encadré 2 :
Évolution temporelle des motivations d'opérations d'éradication de populations animales en milieux insulaires : exemples néo-zélandais et français
D'après Derenne, 1972, 1976 ; Pascal, 1980 ; Moors, 1985 ; Veitch et Bell, 1990 ; Mc Fadden, 1992a, 1992b ; Thibault, 1992 ; Crouchley, 1993 ; Chapuis et Barnaud, 1995 ; Dheilly, 1995 ; Pascal et al., 1996a
Notes
(a) À titre d'exemple, le peuplement de mammifères sauvages terrestres de la Corse (hors Chiroptères [chauves-souris]) n'est actuellement constitué que d'espèces introduites. La disparition des autochtones a débuté avec la colonisation de l'île par l'Homme au septième millénaire avant JC et s'est achevée dès le premier siècle après JC.
(b) Prés d'un siècle après son ouverture, le canal de Suez a été à l'origine du passage de 130 espèces animales dans le sens Mer Rouge- Méditerranée et de 30 dans l'autre sens
(d) D'après divers rapports des Nations unies, à l'horizon de 2020, 80 % de la population mondiale devrait être concentrée dans des zones urbanisées ; 75% de cette population serait confinée à une étroite bande côtière de 60 km de large.
(f) Cette enquête, réalisée à la demande du Congrès des États-Unis, critiquable à divers égards, a le mérite de fixer des ordres de grandeur réputés valides et estime le coût cumulé occasionné à l'économie du pays à 97 milliards de dollars US (1 $ équivaut à 1 € environ ) et son coût annuel actuel, en augmentation constante, à plus du milliard de dollars US. Le coût " écologique " ou environnemental n'est pas pris en compte dans ces estimations en raison des difficultés à en réaliser l'évaluation marchande.
- dès 1986, Legay (70) estimait l'effectif de la population mondiale de chats domestiques à 400 millions d'individus, et si, en 1988, May (67) évoquait de façon générale l'impact du félin sur les populations de vertébrés sauvages sous le vocable de " feline delinquency ", en 1987, Churcher et Lawton (47), suite à un minutieux travail d'enquête, estimaient que la prédation exercée par les 6 millions de chats domestiques de la Grande Bretagne engendrait un prélèvement annuel de 100 millions de passereaux et de micromammifères sauvages (48) ;
- dans leur publication de 1998, L'Hostis et al. (68) font état d'une population de 20 000 chiens errants pour l'île de la Martinique. Ils démontrent que cette population canine est vectrice de 3 espèces de tiques réservoirs de pathogènes pour les troupeaux ovins, caprins et bovins. Par ailleurs, un inventaire de la SCACOM (69) fait état entre janvier 1996 et août 1998 de la mort de 1 380 ovins et caprins engendrée par l'attaque de chiens errants. Enfin, ce problème n'est pas spécifique à la Martinique mais touche la Guadeloupe et la Réunion de même que plusieurs départements de la Métropole (Massif central) pour ce qui est du territoire français, mais aussi une large proportion des pays de la ceinture intertropicale.
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