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L'étrange monde de la synesthésie

Par jauzein — Dernière modification 19/09/2017 09:54
article de Edward M. Hubbard - INSERM unité 562 - 94101 Orsay

INSERM Unité 562
Service Hospitalier Frédéric Joliot
4. place du Général Leclerc
F94101 Orsay, France
edhubbard@gmail.com


La synesthésie est un phénomène dans lequel une stimulation unimodale conduit à une
perception dans une autre modalité. Par exemple, des notes de musique, des lettres et des
chiffres peuvent entrainer la perception de couleur, des gouts peuvent être associés à des
formes tactiles. Des recherches récentes ont montré que la synesthésie est un phénomène bien
réel avec des corrélats génétiques, perceptifs et cérébraux. Nous allons présenter dans cet
article quelques uns de ces faits ainsi que les questions qui nécessitent encore des
investigations, notamment chez l’enfant. Les prochaines générations de scientifiques et de
pédiatres devront reconnaitre la synesthésie chez l’enfant pour en explorer les racines
développementales et leurs conséquences.


En 1871, Arthur Rimbaud publia un sonnet intitulé voyelles qui a amené le monde
artistique européen de la fin du XIXième siècle à s’intéresser au phénomène de la synesthésie
qui associe, par exemple, certaines lettres avec certaines couleurs. Bien qu’il soit
généralement admis que Rimbaud n’était pas synesthète lui-même, son poème demeure une
description frappante de ce que cela doit être d’expérimenter cette insolite association des
sens. Certains synesthètes perçoivent du bleu lorsqu’ils entendent la note Ré jouée sur un
piano et du rouge pour la note Fa (audition colorée), ou même ressentent des formes tactiles
lorsqu’ils goûtent différentes nourritures. D’autres synesthètes voient en couleur les lettres de
l’alphabet, même lorsqu’elles sont imprimées en encre noire. Ces personnes ne sont ni folles,
ni ne souffrent d’un désordre neurologique. Elles font partie du petit groupe, estimé entre 1/20
et 1/2000, de gens normaux qui sont synesthètes. Chez eux, les sens, toucher, gout, audition,
vision et odorat, sont « mélangés » au lieu de rester séparés.


Nous ignorons quand ce phénomène a été remarqué pour la première fois, mais Sir
Francis Galton en a conduit la première étude systématique. Ses papiers, publiés dans Nature
en 1880 [1, 2], se focalisent sur les trois manifestations les plus communes de la synesthésie :
dans la première forme, les sons évoquent des couleurs (audition colorée), dans la seconde les
nombres sont associés avec des localisations précises dans l’espace (synesthésie nombreespace)
et dans la troisième les différents nombres apparaissent teintés de différentes couleurs
(synesthésie graphème-couleur). D’autres scientifiques ont bientôt suivi et vers 1910 plus de
cinquante articles avaient été publiés sur la seule audition colorée par certains des plus
fameux psychologues de l’époque comme Alfred Binet, Théodore Flournoy et Edouard
Claparade. Pourtant, après cette vague d’intérêt initiale, l’étude de la synesthésie s’est
alanguie et ce phénomène a depuis été considéré comme une simple curiosité de la
psychologie et des neurosciences (pour une revue voir [3]). Cette tendance s’est récemment
inversée et une nouvelle génération de psychologues et de neuroscientifiques ont recommencé
à s’intéresser à la synesthésie. Plus d’articles portant sur la synesthésie ont été publiés dans les
quatre dernières années que pendant les 40 années passées.

Dans cet article, je voudrais:
1) discuter les preuves expérimentales montrant que la synesthésie est un phénomène
perceptif réel. Ces sujets ne fabulent pas.
2) faire le point sur les propositions théoriques de ce qui se passe dans le cerveau des
synesthètes qui les distingue des non-synesthètes
3) rapporter les faits de la littérature suggérant que la synesthésie pourrait être fréquente
chez l’enfant.

Les explications historiques de la synesthésie

Une explication classique de la synesthésie est que ces personnes revivent des
associations et des mémoires de l’enfance. Peut-être que le petit Charles jouait avec des lettres
aimantées sur la porte du réfrigérateur et que le « 5 » était rouge et le « 6 » vert. Bien sûr, cela
n’explique pas pourquoi seulement certaines personnes restent « collées » à ces mémoires
sensitives saisissantes ni pourquoi seulement certains groupes de stimuli, comme les lettres,
les nombres et les notes de musique, sont les plus probables pour créer des perceptions
synesthésiques.

Une deuxième explication que l’on entend souvent est que ces personnes utilisent de
vagues images métaphoriques quand ils disent que la note ré est rouge ou que le poulet a un
goût pointu, de la même façon que l’on parle d’une chemise criarde ou d’un fromage piquant.
Cette hypothèse estime que la langue regorge de ce genre de métaphores et que les
synesthètes sont simplement plus prolixes à cet égard. Toutefois, dire que la synesthésie est
une histoire de métaphores n’aide pas réellement non plus à comprendre ce phénomène car
personne n’a une bonne idée de comment les métaphores marchent ni de comment elles sont
décodées par le cerveau.

Aucune de ces explications ne rend compte des caractéristiques que nous, et d’autres,
avons observé dans les études récentes de la synesthésie. Par exemple, plusieurs études ont
montré que les rapports des synesthètes sont consistants (> 90 %) à travers des séances
répétées de tests, même quand les séances sont séparées par des périodes de plus d’un an [3,
4]. Des sujets contrôles, par comparaison, ne sont consistants que dans 30% des cas. De la
même façon, quand on présente à un synesthète un chiffre écrit dans une couleur qui ne
correspond pas à sa perception, le temps qu’il lui faut pour nommer la couleur de l’encre est
plus longue que celui qu’il lui est nécessaire quand le chiffre est imprimé dans la couleur
adéquate [4, 5]. Ces faits montrent bien que la synesthésie est un phénomène automatique et
digne de foi mais ils ne répondent pas à la question de savoir si ces perceptions colorées sont
liées à des associations mémorisées ou à des processus perceptifs particuliers.

La réalité perceptive de la synesthésie

Pour tester l’hypothèse que la synesthésie est un phénomène perceptif, nous avons
utilisé un test « d’isolement perceptif ». Si vous regardez un groupe de points verts dispersés
parmi une « forêt » de points rouges, les points verts vont vous sauter aux yeux (pop-out). Si
vous regardez des groupes de 2 dispersés au milieu de 5 (figure 1a), ils se mélangent avec
l’arrière plan. Mais si vous regardez les chiffres en couleurs, vous pouvez instantanément les
séparer de l’arrière-plan rouge, et les regrouper mentalement pour former une figure séparée
de triangle (figure 1b). Ils sont difficiles à distinguer sans inspecter chaque élément un à un.

Figure 1.SynesthesieHubbardfig1

Notre question était de savoir ce qui se passe si on montre cette figure à un synesthète
qui voit les 3 rouges, les 4 bleus et les 5 verts. S’il pense simplement à rouge et à vert quand il
voit des 3 et des 5, alors comme vous et moi, il ne verra pas le triangle instantanément. Si par
contre, la synesthésie est un vrai phénomène perceptif, et pas seulement une association
mémorisée, alors le triangle lui sautera aux yeux, comme dans la figure 1b, car pour lui les
nombres sont vraiment colorés. La réponse était claire comme de l’eau de roche, les
synesthètes étaient bien meilleurs que les non-synesthètes (figure 2) [6, 7]. Nous avons testé
un second groupe de contrôles non-synesthètes avec des figures colorées comme les
perceptions des synesthètes. Dans ce cas, les non-synesthètes avaient de meilleures
performances que les synesthètes, ce qui est cohérent avec le fait que les synesthètes
rapportent que les couleurs qu’ils perçoivent sont réelles mais plus fades que celles du monde
réel.
Figure 2.SynesthesieHubbardFig2

Ces résultats sont une preuve évidente que les couleurs perçues par les synesthètes
sont vraiment d’origine sensitive. Cette expérience montre également que les synesthètes ne
sont pas fous ou mythomanes. Comment une personne folle pourrait-elle être plus efficace
que des sujets normaux ? Il n’y a aucun moyen de truquer. Pour la première fois depuis
Francis Galton, nous avions une preuve non équivoque que la synesthésie est bien un
processus sensitif.

Dans une deuxième expérience, nous avons tiré parti d’un phénomène visuel, la
saturation (crowding). Si vous fixez le petit X de la figure 3a, vous trouverez assez facile de
percevoir le nombre 5 sur le côté, même si vous ne le regardez pas directement. Mais si on
entoure ce 5 de quatre autre nombres (comme des 3), vous ne pouvez plus identifiez le
nombre du milieu (figure 3b). Ceci n’est pas dû à une réduction de l’acuité en périphérie.
Après tout, le 5 était parfaitement évident quand il n’était pas entouré de 3. Une hypothèse est
que la saturation est due à des ressources attentionnelles limitées. Les 3 qui flanquent le 5
distraient l’attention du stimulus central et empêchent les sujets de le voir. Nous eûmes une
grande surprise lorsque nous avons montré cette figure à nos synesthètes. Ils regardèrent la
figure et firent des remarques du genre : « Je ne peux pas voir le nombre du milieu. C’est flou
mais c’est un flou bleu donc je devine que cela doit être un 5 ». Ceci suggère que, malgré
qu’ils n’aient pas enregistré consciemment le nombre du milieu, ce nombre était traité
quelque part dans le cerveau à un niveau inconscient et évoquait la couleur appropriée. Ils
pouvaient ensuite utiliser cette couleur pour en déduire intellectuellement l’identité du nombre
[8]. Néanmoins, ceci n’était vrai que pour seulement 3 de nos 6 synesthètes (figure 3c),
contrairement à la tâche précédente d’isolation du triangle décrite ci-dessus où le groupe des
synesthètes avaient de meilleures performances que les contrôles [7]. Cela peut vouloir dire
qu’il existe différents sous-groupes de synesthètes, une question sur laquelle nous reviendrons
ci-dessous.

Figure 3.SynesthesieHubbardFig3

Les bases neurales de la synesthésie graphème-couleur

Pour comprendre pourquoi certaines personnes font l’expérience d’un tel phénomène,
revenons d’abord sur les bases neurales du traitement des couleurs, des lettres et des nombres.
Les signaux neuronaux en provenance de la rétine sont d’abord envoyés au cortex visuel
primaire (V1) où l’image est analysée selon ses différents attributs, comme sa couleur, son
mouvement, sa forme et sa profondeur. Ensuite, les informations sur ces différents éléments
sont distribuées vers de nombreuses aires visuelles dans les régions temporales et pariétales.
Les neuroscientifiques ont maintenant une connaissance assez précise de comment les
couleurs sont analysées. Après avoir été analysée par les cônes (les récepteurs de la couleur)
dans l’oeil et été ensuite traitée dans des amas (blobs) dans V1, l’information colorée de la
scène visuelle est envoyée vers l’aire hV4 dans le gyrus fusiforme. De là, elle est relayée vers
les aires de couleur « supérieures », qui se trouvent plus haut, prés de la région du lobe
pariétal appelé gyrus angulaire. Ces aires supérieures seraient impliquées dans les aspects les
plus sophistiqués du traitement de la couleur, comme la couleur typique de tel ou tel objet, ou
la discrimination de couleurs ambigües.

Les représentations numériques sont également calculées en suivant plusieurs étapes.
Une première étape dans le gyrus fusiforme reconnait la forme des chiffres, alors que les
stades plus tardifs dans le gyrus angulaire et le sillon intraparietal interviennent dans les
concepts numériques que sont l’ordinalité (l’ordre des nombres, 2 est plus petit que 3 qui est
plus petit que 4, etc..) et la cardinalité (la quantité). Quand la région angulaire est détruite par
un accident vasculaire cérébral ou une tumeur, le patient peut encore identifier les nombres
mais ne peut plus ni diviser ni soustraire (voir revue en [9]). Les multiplications sont
généralement moins affectées car les tables sont souvent apprises par coeur dans l’enfance et
peuvent permettre de trouver le résultat par récitation verbale.

Figure  4.SynesthesieHubbardFig4

Cette configuration anatomique, la proximité des régions traitant les couleurs et les
nombres dans le gyrus fusiforme et dans le gyrus angulaire, suggère que la synesthésie
nombre-couleur pourrait être la conséquence d’erreurs de câblage entre ces régions
spécialisées (figure 4) [8]. La synesthésie est souvent présente chez plusieurs membres d’une
même famille et le schéma de transmission suggère une base génétique évidente à ce
phénomène. Peut-être une mutation génétique entraînerait un déficit d’élimination de
connections preexistantes entre ces régions qui sont normalement séparées au cours du
développement grâce à des phases d’élagage de connections exubérantes. Si cette mutation
s’exprime de façon inhomogène dans les tissus, ceci expliquerait pourquoi certains
synesthètes connectent couleurs et nombres tandis que d’autres voient des couleurs quand ils
entendent des syllabes ou des notes de musique. Notez aussi qu’alors que presque toutes les
régions cérébrales peuvent être connectées avec n’importe quelle autre, les régions qui
présentent ces erreurs de câblage, sont proches les unes des autres, expliquant pourquoi
certaines formes de synesthésie sont plus fréquentes que d’autres.
Chez certains synesthètes nous avons trouvé que les chiffres sous leur forme romaine
(V pour 5) n’évoquaient aucune couleur. Ceci est important car cela suggère que pour ces
sujets, ce n’est pas le concept numérique 5, mais la forme physique du chiffre qui est associée
à la couleur. Cette observation est cohérente avec l’idée que les connections exubérantes se
trouvent pour ces sujets dans le gyrus fusiforme, cette structure étant principalement
impliquée dans l’analyse des formes visuelles et non pas dans la signification conceptuelle du
chiffre. Ces synesthètes de « bas niveau » étaient ceux qui avaient les meilleures
performances dans notre tâche de saturation.

Néanmoins, pour d’autres synesthètes, même les jours de la semaine ou les mois de
l’année évoquent des couleurs. Lundi peut être vert, mercredi rose et décembre jaune. Les
jours de la semaine, les mois et les nombres partagent le même concept de séquence
numérique ou d’ordinalité. Chez ces personnes, c’est peut être le concept abstrait de séquence
numérique qui suscite la couleur plutôt que l’apparence visuelle du signe. Quelle est la
différence entre ces deux groupes de synesthètes ? Comme nous l’avons déjà rapporté, après
que la forme du nombre est reconnue dans le gyrus fusiforme, le message est relayé vers le
gyrus angulaire et le sillon intraparietal. Le gyrus angulaire est impliqué dans le traitement des
quantités et des séquences numériques et dans le raisonnement arithmétique abstrait. Peut-être
que chez certains synesthètes, l’interférence se produit entre les deux régions de traitement de
haut niveau de la couleur et du nombre dans le gyrus angulaire et non pas dans le gyrus
fusiforme. Dans ce cas, ceci expliquerait pourquoi chez ces personnes, la représentation
abstraite du nombre ou l’idée de nombre évoquée par les jours de la semaine ou les mois de
l’année suscite fortement la couleur. En d’autres termes, il y aurait différentes formes de
synesthésie suivant les régions du cerveau dans lesquelles s’exprime le gène responsable. Les
synesthètes de « haut niveau » seraient ceux dont l’expérience serait commandée par le
concept numérique alors que les synesthètes de « bas niveau » seraient ceux dont l’expérience
serait commandée seulement par l’apparence physique.

Cette hypothèse non seulement explique la connexion entre couleurs et
lettres/nombres, mais aussi le rapport d’un synesthète qui dit ressentir un goût dans la bouche
quand il entend des mots. Dans ce cas, cela serait dû au fait que le cortex auditif et le cortex
du gout sont adjacents respectivement dans le lobe temporal supérieur et dans l’insula. De la
même façon, gouter des formes pourrait être dû à des connexions entre le cortex du gout dans
l’insula et la représentation adjacente de la main dans le cortex somatosensoriel. Dans le cas
de la synesthésie notes de musique et couleur, les régions impliquées sont loin l’une de l’autre
(le cortex auditif et V4), mais il existe des preuves que des connexions longue-distance entre
ces deux régions sont présentes à la naissance. Si ces connexions demeurent en place, elles
expliqueraient la possibilité de synesthésie notes de musique-couleur, même si ces régions
sont éloignées.

Etudes d’imagerie fonctionnelle des synesthésies graphème-couleur

Pour tester cette théorie, nous avons mené une étude d’imagerie par résonance
magnétique fonctionnelle chez 6 synesthètes et 6 contrôles. Nous avons mesuré les activations
dans les régions cérébrales répondant à la couleur, pendant que les sujets regardaient des
lettres ou des nombres, en blanc sur un fond gris, qui alternaient avec des symboles non
linguistiques appariés quant à la complexité visuelle de bas niveau. Comme le prédisait notre
hypothèse, les synesthètes avaient plus d’activité que les contrôles dans toutes les régions
visuelles de traitement précoce, et notamment dans V4, la région répondant sélectivement à la
couleur (figure 5). De plus, les synesthètes qui avaient les meilleures performances dans les
deux tâches décrites ci-dessus, avaient également la plus forte activation dans V4 (figure 6),
suggérant que les synesthètes pourraient différer par l’intensité de leur coloration synesthète
[7]. Ces différences pourraient également être dues à la distinction « haut et bas niveau » de
traitement que nous avons soulignée ci-dessus mais ceci nécessite plus de recherche.

Figure 5.
SynesthesieHubbardFig5
SynesthesieHubbardFig6
Figure 6.


Une étude en IRMf antérieure avait étudié la synesthésie mots entendus-couleur et
avait montré une augmentation de l’activité dans V4 chez les synesthètes, similaire à celle que
nous avons décrite dans la synesthésie graphème-couleur [10]. De plus dans cette étude, les
auteurs avaient entrainé les sujets contrôles à imaginer les mots en couleur et avaient montré
que malgré l’entrainement, les non-synesthètes n’avaient pas d’activation dans V4. Ces
résultats montrent non seulement la généralité de l’implication de V4 dans la perception
synesthésique des couleurs mais démontrent que cette activation ne peut pas être due
simplement à des influences descendantes (top-down) comme dans l’imagerie mentale. Pris
ensemble, ces résultats sont en faveur du modèle général d’activation croisée que nous avons
proposé ci-dessus. Néanmoins, simplement montrer que ces régions sont actives n’explique
pas totalement ni leur rôle fonctionnel et ni quelles sont les interactions entre gènes et
environnement qui peuvent conduire à la synesthésie.

Les études développementales de la synesthésie

Tout ce que nous avons récemment appris sur la synesthésie provient d’études chez
l’adulte. Ces résultats intrigants conduisent pourtant à toute une série de questions sur
comment la synesthésie se développe. Par exemple, si l’hypothèse de l’élagage de connexions
exubérantes est juste, nous devrions nous attendre à trouver plus de synesthètes chez les
enfants que chez les adultes, puisque l’élimination synaptique se poursuit pendant l’enfance
jusqu’à l’adolescence. De la même façon, étant donné que la synesthésie a une composante
génétique mais dépend de systèmes appris comme les lettres, les chiffres et les notes de
musique, quelles peuvent être les interactions entre génétique et expérience qui conduisent à
la forme adulte de synesthésie ?


La question de savoir si la synesthésie est plus fréquente chez les enfants n’a pas été
envisagée dans les études récentes. Néanmoins, des données obtenues dans les premiers temps
de la recherche sur la synesthésie suggèrent que cela est effectivement le cas (pour une revue
voir [11]). Par exemple, Galton, en 1883, a noté la tendance pour les enfants à être plus
synesthètes que les adultes. Charles Meyers, en 1914, a aussi remarqué cette tendance et a
suggéré qu’il s’agissait juste d’une des nombreuses « perceptions indifférenciées » communes
aux enfants. Heinz Werner, en 1940, a suggéré que la synesthésie pourrait concerner un enfant
sur deux, et que la prévalence de la synesthésie diminue avec l’âge après 10 ans. Néanmoins,
aucune de ces études n’a utilisé les techniques expérimentales modernes pour vérifier la
stabilité et le sérieux de ces associations synesthésiques. Par exemple, ils ne se sont pas
assurés de distinguer entre synesthésie et possibilité de métaphore, ou autres images. Il s’agit
donc clairement d’une question qui doit être ré-examinée avec les méthodologies plus fiables
qui sont à notre disposition maintenant.

Une autre question développementale intéressante est la relation entre génétique et
expérience dans le développement de certaines associations synesthésiques. Bien qu’il soit
clair qu’il existe une composante génétique dans la synesthésie, la concordance, même parmi
des jumeaux monozygotes n’est pas parfaite suggérant également une composante
environnementale [12]. Dans une étude récente de la synesthésie gout-mots entendus, Jamie
Ward et Julia Sinner ont montré que leur synesthète JIW ressentait des gouts qui étaient liés
au contenu sémantique et phonétique des mots, démontrant ainsi que des facteurs
linguistiques et conceptuels jouent un rôle dans les associations synesthésiques [13]. Une
autre étude récente a montré que chez des anglophones, le « r » est par exemple plus souvent
associé avec rouge et le « g » plus souvent associé avec vert (en anglais green ), suggérant un
biais dans les associations colorées dû à la dénomination des couleurs. Néanmoins, cette
association n’est pas parfaite, « o » étant souvent perçu comme noir ou blanc et non comme
orange [14]. Chez d’autres synesthètes, entendre le mot « rouge » leur fait voir du vert, un
effet que Gray et ses collèges [15] ont surnommé « l’effet de couleur étrangère » (Alien Color
Effect: ACE). Nous avons, nous-mêmes, rapporté le cas d’un synesthète qui avait un trouble
de la vision des couleurs (déficit en cônes s) et avait des difficultés à distinguer les bleus des
violets. Néanmoins, il rapportait qu’il percevait des couleurs synesthésiques qu’il ne pouvait
pas voir dans le monde réel [6, 8]. En résumé, ces résultats contradictoires suggèrent un rôle
important de l’environnement pour déterminer quelles sont les associations synesthésiques les
plus probables mais suggèrent également qu’il existe un certain degré d’aléatoire dans les
connexions génétiquement spécifiées qui détermineront quelles sont les associations que le
synesthète éprouvera.

Conclusions

L’étude de la synesthésie a explosé pendant ces 10 dernières années. Au fur et à
mesure que les chercheurs ont exploré ce phénomène énigmatique, ils ont pu montrer que ces
couleurs synesthésiques ont des conséquences perceptives, démontrant la réalité de ce
phénomène. Les études de neuroimagerie ont montré que les synesthètes qui voient des
stimuli induisant des perceptions colorées ont effectivement des activations dans les régions
cérébrales traitant la couleur, suggérant que la synesthésie est due à des co-activations de
régions adjacentes du cerveau impliquées dans le traitement de la couleur et dans le traitement
du nombre. Alors qu’il est classiquement accepté qu’il existe une composante génétique dans
ce phénomène, il est nécessaire de lancer des recherches pour déterminer exactement la part
génétique et comment cette composante génétique interagit avec des facteurs
environnementaux pour créer les associations précises que les synesthètes ressentent. Ceci est
un objectif crucial des futures recherches dans ce domaine et un endroit où pédiatres et
psychologues du développement devraient collaborer pour mieux comprendre ce phénomène
curieux.

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