Historique des conceptions sur la vision
La lumière et l'oeil
L'idée qui nous est familière selon laquelle les rayons lumineux sont émis par une source extérieure, pénètrent dans l'oeil et entraînent une reponse de la rétine, laquelle chemine jusqu'au cerveau par la voie du nerf optique, a pris de nombreuses années pour être établie.
Une première doctrine de la Grèce antique est celle du "rayon visuel". Elle postule que le "feu visuel" jaillit de l'oeil sous l'effet de la lumière et va au contact des choses pour en éprouver la forme, la couleur ou d'autres propriétés.
L'optique géométrique (qui intéresse les astronomes et en particulier Ptolémée) s'inspire de la géométrie Euclidienne et postule que la vision est un cône ou pyramide visuelle qui a pour apex l'oeil et se projette sur le monde.
Aristote propose un rôle du "milieu intermédiaire", entre voyant et visible, changeant de qualité lorsque la vison se produit. Il pense que la lumière blanche est pure et homogène et les couleurs naissent d'un rapport (énigmatique) entre clarté et lumière.
C'est avec Ibn Al Haytam (ou Alhazen), opticien persan du Xème siècle, qu'un progrès capital dans la compréhension de la propagation et de la perception du rayonnement lumineux est réalisé. Il propose que les rayons lumneux se propagent de l'objet à l'oeil, ce dernier devenant le recepteur de la lumière. Cependant il commet l'erreur de suggérer que c'est le cristallin (et non la rétine) qui reconstitue l'image point par point, avant son transfert, par le nerf optique, jusqu'au "siège de l'âme".
Finalement, en 1605, Johannes Kepler, un astronome, attribue à la rétine son rôle dans la perception visuelle. Les astronomes sont préoccupés par des erreurs de vision, importantes pour l'observation astronomique, et Kepler propose (notamment dans la Dioptrique, 1611) une théorie mathématique de la chambre obscure qu'il étend à l'oeil. L'oeil est devenu instrument d'optique: les rayons lumineux pénètrent par un petit orifice (la pupille), se projettent sous la forme d'une image inversée sur l'écran (la rétine) où se forme une "peinture bidimensionnelle" de l'objet, que l'observateur peut "voir" directement , comme le représente Descartes (dans sa Dioptrique,1637)
Descartes suggère ( dans son Traité de l'Homme, 1633) une relation entre les signaux lumineux de l'objet et les "replis internes du cerveau" et trace le circuit de l'arc réflexe (incluant une articulation avec "l'âme" au niveau de la glande pinéale) et la propagation "d'esprits animaux" du cerveau aux muscles par l'intermédiaire de "petits tuyaux nerveux". Ce Traité de l'Homme est laissé inachevé par peur de l'Inquisition.
Les voies visuelles
Les premières descriptions de l'anatomie macroscopique du cerveau, des nerfs optiques et de leur chiasma, remontent à la Renaissance, avec le De Humani corporis fabrica de Vésale (1543).
Nicolas Stenon, anatomiste danois, sur la base de dissections précises, réfute l'hypothèse de Descartes sur le rôle de la glande pinéale. Pendant ce temps l'implication du cerveau (l'organe de l'âme) dans le traitement des signaux visuels, se consolide avec Diderot. Il énonce: "point d'yeux sans cerveau, point de cerveau sans yeux", ou encore "l'oeil est le chien qui nous conduit".
La Mettrie (dans l'Homme machine, 1748) souligne l'importance de l'organisation du cerveau dans le développement de la pensée et note que l'homme, de tous les animaux, "a le plus de cerveau et le cerveau le plus tortueux".
Au siècle des Lumières, les documents anatomiques sont nombreux : cires anatomiques de André Pierre Pinson (1784), planches en couleurs de Jacques Fabien Gautier d'Agoty (1759) ou gravures de Lecat (Traité des passions en général et des sens en particulier, 1767).
Neurones et messages nerveux
Le développement de la recherche sur la lumière s'accompagne de la mise au point de sytèmes optiques permettant de voir l'infiniement grand ou l'infiniement petit. Antoine Van Leeuwenhoeck découvre les spermatozoides en 1674 et observe pour la première fois les "petits tuyaux" postulés par Descartes, c'est à dire les fibres nerveuses, en 1719. Mais ce n'est qu'au XIXème siècle que la cellule nerveuse, le neurone, est décrit avec ses prolongements, son axone et ses dendrites (Deiters, 1865) et son assemblage en réseau (Ramon y Cajal, 1909) grâce à des contacts ou synapses (Sherrington, 1906).
Appelé "agent subtil" dans l'antiquité ou "esprits animaux" à l'âge classique, l'influx nerveux est pour Descartes un air circulant dans "l'orgue du cerveau" et pour Newton "un ether intangible". Pour le médecin viennois Mesmer, c'est le magnétisme qui signe les troubles mentaux, mais ses idées son réfutées par une commission dont fait partie Lavoisier et qui montre que la magnétisme animal n'a rien à voir avec celui des aimants. En 1786, Luigi Galvani, travaillant sur la moelle épinière de grenouille et montrant que son contact avec une source métallique électrique provoque la contraction des pattes, conclue que la grenouille "produit" de l'électricité. Matteucci le confirme en en 1838 avec le galvanomètre, nouvellement inventé pour mesurer les "courants propres" de faible amplitude, produits par le nerf ou le muscle. Enfin Helmotz démontre que le signal nerveux est une onde électrique se propageant à une vitesse inférieure à celle du son.
Une autre question aussi ancienne que celle relative aux esprits animaux est celle du mode d'action des poisons. Certains produits végétaux (tabac, café) sont très utilisés au siècle des Lumières. En 1735, Pomet indique que le tabac "décharge le cerveau d'une lymphe dont la trop grande quantitié ou mauvaise qualité incommode cette partie" et "convient dans les maux de dents", lui reconnaissant son caractère analgésique. Il mentionne aussi que le café "guérit les maux de tête". Cependant il faut attendre le XXème siècle pour que deux concepts majeurs se dégagent: le réseau nerveux est discontinu et les neurotransmetteurs relaient les signaux électriques au niveau des contacts synaptiques entre cellules nerveuses. Ainsi les "qualités de l'âme" de Diderot sont reliées à des "qualités corporelles".
La perception visuelle
Dès 1765 et durant les dernières années de sa vie, Diderot travaille à la synthèse des connaissances anatomiques et physiologiques, il a pour objectif de montrer que la psychologie est inséparable de la physiologie. Il s'inspire des recherches du physiologiste allemand Albert Von Haller sur les processus cérébraux intervenants à la suite de la projection des rayons lumineux sur la rétine. S'interrogeant sur la perception de la distance et du relief, ce dernier en avait conlu que nous ne les voyons pas mais en "jugeons".
Lecat, chirugien de l'Hotel Dieu de Rouen, tente de répondre à différentes questions:
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"pourquoi on voit les objets droits quoiqu'ils soient peints renversés dans les yeux?", réponse: "par la sensation du toucher"
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"comment on voit un objet simple quoique son image fasse impression sur les deux yeux?", réponse: "par la réunion des deux nerfs optiques qui fait que l'objet occupe la même place et que l'âme ne voit qu'un seul objet"
Concernant la vision des couleurs, Haller abandonne la théorie d'Aristote sur le mélange de clarté et lumière et adopte celle de Newton sur la décomposition de la lumière blanche en "sept rayons plus petits, constants et immuables", pouvant recomposer la lumière blanche. Il écrit que "la substance medullaire du nerf, ébranlée par les objets extérieurs, cause au moyen des esprits animaux, quelques changement dans la partie du cerveau....excitant dans l'âme une nouvelle pensée".
C'est seulement avec Thomas Young (1801) que la physiologie de la perception visuelle, et des couleurs en particulier, progresse réellement. Il postule "un nombre limité de particules" dans la rétine "capables de vibrer à l'unisson avec chaque ondulation (couleur) possible". La biologie moléculaire confirmera ces idées en identifiant les trois opsines sensibles au oruge, vert et bleu (et la rhodopsine).
Edwin Land (1909-1991) montre que la couleur perçue dépend non seulement de la lumlière réflechie par la surface considérée, mais aussi de celle refléchie par les surfaces adjacents (le contexte coloré).
Dans les années 1970, le physiologiste Sémir Zeki a montré que le traitement cérébral de l'information visuelle s'organise en différentes voies séparées et spécialisées:
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reconnaissance du mouvement, de la forme, de la séparation figure/fond, organisation de la scène dans l'espace
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reconnaissance des objets, des visages, et perception des couleurs
Enfin, concernant la "réalité" des objets vus et la définition du Beau, le physiologiste des lumières, Haller, évoque le jugement "où se forme certaines pensées nouvelles". Diderot définit le Beau comme étant "tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l'idée de rapports". Ces notions anticipent les recherches actuelles sur les bases neurales de l'accès à la conscience.