La découverte des variations climatiques brutales
Les travaux de Dansgaard et Oeschger :
En 1981, Willie Dansgaard (université de Copenhague) et Hans Oeschger (université de Berne) participent aux forages glaciaires effectués au Groënland.
Campagne de forage de 1981 (GISP) au Groënland de gauche à droite : W. Dansgaard, C. Langway, H. Oeschger source : photo par J. Murray Mitchell, AIP Emilio Segrè Visual Archives |
Dans les données récupérées, le paramètre d18O permet d'estimer la paléotempérature. Or, ce paramètre montre des variations pour le moins surprenantes :
Mise en évidence sur le relevé d18O (forage GRIP) des deux cycles découverts par Dansgaard et Oeschger |
W. Dansgaard et H. Oeschger sont les premiers chercheurs à y déceler deux rythmes de variations, apparemment sans relation :
- un cycle court (fréquence élevée) : tous les 1500 à 4500 ans => ce cycle portera le nom de cycle de Dansgaard-Oeschger, ou cycle D/O.
- un cycle long (à fréquence basse) : tous les 5000 à 10000 ans.
Ces deux cycles sont beaucoup trop rapides pour être des composantes de la théorie de Milankovitch : précession (23000 ans), inclinaison (41000 ans) et excentricité (100000 ans). On a donc deux phénomènes climatiques inédits.
Chaque cycle est caractérisé par des variations climatiques brutales à l'échelle géologique :
- cycle D/O : tout d'abord un réchauffement brutal de 10°C au moins en quelques dizaines d'années seulement, suivi d'un refroidissement graduel (sur quelques centaines à milliers d'années), pour enfin se terminer par un refroidissement brutal. Ces évènements ne sont enregistré que dans l'Hémisphère Nord.
- cycle long : réchauffement global, mais alors que l'Hémisphère Sud poursuit son réchauffement, l'hémisphère Nord subit un refroidissement brutal.
A la même époque et indépendemment de ces résultats, un géologue de l'institut allemand d'hydrogéologie de Hambourg, Hartmut Heinrich, travaille sur des carottes de forage océanique prélevées dans l'Atlantique Nord, aux larges du Groënland. Il y décèle lui aussi les variations de paléotempératures (par le d18O) énoncées par Dansgaard et Oeschger, mais aussi deux autres phénomènes revenant à intervalles réguliers :
- une accumulation importante de débris détritiques continentaux de grande taille (>150 microns)
- une prédominance massive d'un Foraminifère planctonique caractéristique des eaux polaires : Neogloboquadrina pachyderma (forme sénestre, noté N.pachy(s)).
H. Heinrich propose alors une explication plausible à la présence de ces débris détritiques. Selon lui, ces débris proviennent de fragments de roches arrachés par les glaciers, puis transportés en pleine mer par les icebergs détachés de ces glaciers. Lors de leur fonte, ces icebergs relâchent ces fragments de roches sur le fond marin. Il donne alors le nom d'IRD (Ice-Rafted Detritus) à ces débris détritiques.
Explication proposée par H. Heinrich au sujet des débris détritiques retrouvés dans les carottes océaniques |
Nous pouvons alors résumer les découvertes précédentes par le document suivant :
Cycle de Dansgaard-Oeschger et évènements de Heinrich replacés sur le relevé de d18O du forage GRIP |
Mais il faut attendre 1985 pour que Wallace Broecker, de l'université de Columbia (New York) lève le voile sur les évènements de Heinrich. Il est tout d'abord le premier scientifique à avoir "vulgarisé" la circulation thermohaline mondiale par sa célèbre analogie du "tapis roulant". D'après les résultats de ses travaux, les évènements de Heinrich seraient reliés à certains épisodes D/O par ce fameux "tapis roulant océanique". |
Il convient tout d'abord de se rappeler l'extension des glaces continentales et marines à la dernière période glaciaire :
Extension des glaces continentales et marines à la dernière période glaciaire |
Selon W. Broecker, les évènements de Heinrich pourraient s'expliquer de la manière suivante :
Lors d'un réchauffement climatique, la banquise et les différentes calottes glaciaires se disloquent rapidement (sur environ un millier d'années), entraînant une débâcle massive d'icebergs. Ces derniers, emportés par les courants, se retrouvent rapidement en pleine mer sur le trajet de la Dérive Nord-Atlantique. |
Reconstitution de la fonte progressive de la calotte Laurentide
(réalisé par ISM GIS Laboratory. D’après les travaux de Dyke and Prest (1987)) http://www.museum.state.il.us/exhibits/larson/glaciers.html |
La fonte de cette quantité impressionnante d'icebergs va déposer de grande quantité d'IRD au fond de la mer, mais aussi, et c'est bien plus grave, diminuer fortement la salinité et la température de l'eau de mer en Atlantique Nord. Cette dernière, beaucoup moins dense que les eaux chaudes de la Dérive Nord-Atlantique, va alors bloquer sa remontée au sud des côtes de l'Islande : on passe du "warm mode" au "cold mode". La Dérive Nord-Atlantique perd non seulement de sa force, mais il diminue de manière drastique la ventilation profonde des océans : la circulation thermohaline mondiale s'en trouve affaiblit durablement. Par conséquent, le déficit de transfert thermique vers le pôle Nord entraîne un refroidissement local brutal. Ce refroidissement est non seulement enregistré dans les océans (prédominance de Foraminifères planctoniques polaires : N.pachy (s)) mais aussi en domaine continental (flore steppique à désertique en Europe de l'Ouest). On assiste aussi à une hausse de plusieurs mètres du niveau marin. Quant à la diminution de la ventilation profonde en Atlantique Nord, elle est consignée dans le rapport 13C/12C (noté d13C) mesuré dans les tests des Foraminifères benthiques : ce rapport diminue avec la baisse de la ventilation profonde. |
C'est pourquoi, dès 1985, W. Broecker met en garde la communauté scientifique sur un risque insoupçonné du réchauffement global actuel par la phrase suivante : "la circulation thermohaline globale pourrait bien être le talon d'Achille du climat". On comprend mieux maintenant pourquoi l'Atlantique Nord, et son principal courant (la Dérive Nord-Atlantique) sont sources de nombreuses recherches depuis cette époque.