Le point sur... les gènes homéotiques
Hervé Le Guyader, Professeur au Laboratoire de Biologie moléculaire et cellulaire du Développement de l'Université Pierre et Marie Curie, répond à nos questions.
Qu’est-ce qu’un gène homéotique ?
Un gène homéotique est, par définition, un gène dont la mutation produit une homéose, c’est-à-dire l’apparition d’un organe bien formé, mais à un mauvais emplacement du corps. Un gène homéotique est donc défini par rapport au phénotype qu’il entraîne lorsqu’il est muté, et non par sa séquence nucléotidique. Les premières observations de phénotypes homéotiques remontent à 1894, bien avant la découverte des gènes et la définition du mot phénotype !
C’est William Bateson, qui en étudiant les variations intraspécifiques chez un coléoptère, observa des mutations homéotiques, notamment l’apparition de pattes à la place des antennes. Il fit d’ailleurs des observations similaires chez les végétaux, où les étamines pouvaient par exemple être remplacées par des pétales. Bateson comprit qu’un segment de l’organisme possède toutes les potentialités, et qu’au cours du développement, un « choix » s’opère ; lorsque ce choix est faux, le segment ne possède pas les appendices ou organes attendus. On apprendra plus tard que ce sont des gènes qui déterminent ces choix.
Les gènes homéotiques ne possèdent donc pas nécessairement la fameuse séquence appelée « homéoboîte » ?
Non, et la confusion est fréquente : en 1983, deux équipes de recherche distinctes, celle de Walter J. Gehring et celle de Thomes C. Kaufman , découvrent que tous les gènes homéotiques connus chez la drosophile possèdent une séquence commune de 180 paires de bases, qu’on nomme « homéboîte » (en anglais homeobox). La tentation est grande d’appeler alors « gène homéotique » tout gène à homéoboîte…Cette définition s’applique effectivement chez la drosophile , et chez tous les animaux, mais il faut bien préciser deux points.
D’une part, la réciproque est fausse : les chercheurs se sont très vite rendus compte que tous les gènes à homéoboîte ne sont pas des gènes homéotiques, c’est-à-dire que leurs mutations ne donnent pas nécessairement un phénotype homéotique. C’est le cas des gènes bicoïd (1), engrailed, fushi tarazu (2), ou encore des gènes Pax (3), qui sont des gènes du développement, mais pas des gènes homéotiques.
D’autre part, cette définition ne s’applique pas aux végétaux : les gènes entraînant des phénotypes homéotiques chez les végétaux ne possèdent pas l’homéoboîte.
Quel rôle jouent les gènes homéotiques chez les différents organismes ?
Chez les arthropodes comme la drosophile, animal modèle des laboratoires, les gènes homéotiques déterminent l’identité de chaque segment de l’animal : ils dirigent ainsi l’apparition de pattes, d’antennes, ou de balanciers suivant les segments. Le phénotype « pattes à la place des antennes », décrit par Bateson, est dû chez la drosophile à une mutation dans le complexe de gènes homéotiques Antennapedia (4). Cette spécification des segments se fait suivant un axe antéro-postérieur, et il est fortement corrélé à l’ordre des gènes sur les chromosomes : c’est la règle de colinéarité. En parcourant l’ADN de 3’ vers 5’, on trouve des gènes dont les lieux d’action s’échelonnent de l’avant vers l’arrière de l’animal.
Chez les vertébrés, la majeure partie des gènes homéotiques intervient dans l’identité des différentes parties du corps, suivant l’axe antéro-postérieur, -mais pas dans celle de l’axe dorso-ventral. Une partie d’entre eux joue également un rôle dans l’édification des membres. Chez la souris par exemple, les gènes homéotiques, regroupés en 4 complexes appelés HOX A à HOX D, interviennent dans la régionalisation de la colonne vertébrale et du système nerveux central. Des mutations de ces gènes entraînent par exemple l’apparition de vertèbres cervicales à l’endroit des de vertèbres dorsales ou encore des lombaires à la place de dorsales.
Chez les végétaux, les gènes à MADSbox déterminent la mise en place des différentes verticilles de pièces florales : sépales, pétales, carpelle, étamines...
Quel est le mode d’action des gènes à homéoboîte ?
Les gènes à homéoboîte sont des régulateurs de transcription, activateurs ou inhibiteurs suivant les cas : ils sont en quelque sorte des gènes « maîtres », qui dirigent l’expression d’autres gènes. Prenons l’exemple des gènes homéotiques animaux, qui possèdent tous l’homéoboîte : cette séquence code un peptide de 60 acides aminés, appelé homéodomaine, qui possède dans sa structure secondaire trois hélices a lui permettant de se fixer à l’ADN. L’homéodomaine régule ainsi la transcription d’autres gènes. Chez les végétaux, la MADSbox joue un rôle similaire : elle code un peptide possédant un site de fixation à l’ADN.
Les gènes homéotiques sont très conservés au sein du monde vivant. En quoi ont-ils pu participer à la diversité des êtres vivants ?
Lorsqu’en 1983, Gehring et Kaufman découvrent « l’homéoboîte », on crible des banques connues de séquences de gènes pour savoir si cette séquence est présente chez d’autres organismes que la drosophile : on trouve d’abord des gènes à homéoboîte chez la souris, chez l’homme, puis chez tous les vertébrés. La plupart de ces gènes s’avèrent homologues chez les arthropodes et chez les vertébrés. De plus, ils sont regroupés en complexes dans les deux cas. Or les paléontologues nous disent que les arthropodes et les cordés se sont séparés il y a 540 millions d’années ! L’ancêtre commun à ces deux embranchements possédait donc déjà des gènes à homéoboîte, qui se sont probablement dupliqués au sein d’un complexe, qui se scindera plus tard en deux sous-complexes chez la drosophile, et se dupliquera pour en donner 4 chez les vertébrés, créant de la diversité.
Les gènes à homéoboîte forment une famille multigénique, les gènes homéotiques en sont une sous-famille, et les gènes Hox des animaux constituent encore un sous-ensemble homogène de la famille des gènes homéotiques.
Les gènes à homéoboîte sont très anciens, puisqu’on les trouve chez les plantes, chez les champignons…. Il en va de même pour les gènes à MADSbox découverts chez les végétaux, et qui sont présents chez presque tous les Eucaryotes, des unicellulaires aux vertébrés (5) Des gènes très anciens, par duplication et remaniements, ont été « recrutés » au cours de l’évolution pour accomplir de nouvelles fonctions.
Anne-Laure Monnier
(1) bicoïd code une protéine déterminant la polarité antéro-postérieure de l’embryon de drosophile
(2) engrailed et fushi tarazu sont des gènes intervenant dans la segmentation de l’embryon de Drosophile
(3) Parmi les gènes Pax des vertébrés, on trouve une famille multigénique qui possède une paired-box , séquence présente dans trois gènes de segmentation de la drosophile. Cette famille de gènes Pax interviendrait dans la formation du tube neural, du rein et de l’œil. Pax 6 est un gène de cette famille, homologue de eyeless et aniridia.
(4) Drosophila melanogaster possède deux grands complexes de gènes homéotiques : Antennapedia et Bithorax , qui correspondent à la scission d’un complexe ancestral HOX.
(5) le facteur immunitaire SRF, chez les vertébrés, possède une MADSbox.