Lactase persistante et non persistante
Présentation des phénotypes
Les adultes humains se répartissent en deux phénotypes en ce qui concerne l’aptitude à digérer le lactose. Les uns n’ont qu’une aptitude très faible à digérer le lactose car ils ne produisent plus de lactase (ou très peu). Ils sont dits « lactase non persistants » ou intolérants au lactose. Les autres dits « lactase persistants » gardent l’aptitude à digérer le lactose durant toute leur vie car leurs cellules intestinales continuent à produire de la lactase.
Chez les individus au phénotype « lactase non persistant », les manifestations d’intolérance au lactose débutent généralement vers 3-5 ans et se traduisent par un ballonnement abdominal, des douleurs abdominales, des borborygmes, et dans les cas les plus nets des diarrhées. Il faut bien voir que tous durant les premières années de la vie exprimaient le gène de la lactase. Le phénotype d'intolérance au lactose est donc totalement distinct du phénotype déficience congénitale en lactose.
- Approche épidémiologique
Jusqu'au début des années 1970, deux hypothèses prévalaient pour expliquer cette différence phénotypique : suivant la première dite adaptative, l'arrêt de la production de la lactase était consécutif à l'abandon de la consommation de lait au cours de l'enfance ou l'adolescence ; suivant la deuxième, la différence phénotypique avait une origine génétique. Aucune étude expérimentale n'a confirmé l'hypothèse adaptative.
Y a-t-il un déterminisme génétique des ces phénotypes ?
La méthode des jumeaux
Principe de la méthode
Pour prouver qu’une différence phénotypique a une composante génétique, une solution consiste à faire appel à la méthode des jumeaux. On étudie les phénotypes d’un grand nombre de paires de jumeaux pour le caractère envisagé (par exemple intolérance ou non au lactose) et on calcule l’indice ou taux de concordance, c'est-à-dire le rapport entre le nombre de paires où les jumeaux ont le même phénotype sur le nombre de paires total étudiées.
Les vrais jumeaux (donc monozygotes) ont le même génotype mais partagent aussi le même environnement de sorte qu’on peut se demander si leur similitude phénotypique est due à leur patrimoine génétique identique ou à leur environnement commun. Pour surmonter cette difficulté, on compare le taux de concordance pour le phénotype envisagé chez les jumeaux monozygotes d'une part, et chez les jumeaux dizygotes d'autre part. Les faux jumeaux partagent le même environnement comme les vrais jumeaux. Si le taux de concordance pour les paires de vrais jumeaux est supérieur à celui des paires de faux jumeaux, cela signifie que des facteurs génétiques sont en cause car contrairement aux vrais jumeaux, les faux jumeaux peuvent avoir des génotypes différents pour le caractère considéré.
Note : pour éviter l’influence du sexe sur la réalisation du phénotype, on calcule le taux de concordance chez les jumeaux dizygotes en considérant uniquement les paires de jumeaux de même sexe.
Application de la méthode aux phénotypes [LP-LNP]
Dans un article de 1984 (A study of lactose absorption capacity in twins) J. Métneki et al. ont étudié 50 paires de vrais jumeaux (d’âge compris entre 17 et 38 ans ; âge moyen 26 ans ; 25 paires de femmes et 25 paires d’hommes) et 50 paires de faux jumeaux (d’âge compris entre 18 et 44 ans ; âge moyen 26 ; 27 paires de femmes et 23 paires d’hommes).
Les chercheurs ont soumis les jumeaux à deux tests permettant de détecter leur capacité à digérer le lactose. Dans le premier test, les personnes ingèrent une solution de 50 g de lactose ; on effectue ensuite durant les deux heures qui suivent des prélèvements sanguins toutes les 15 minutes afin de mesurer leur glycémie. Si celle-ci n’augmente pas ou très peu, c’est que la personne n’a pas digéré le lactose et a donc le phénotype « Lactase non persistante » [LNP]
Le second test consiste aussi à absorber une solution de 50 g de lactose mais cette fois on mesure dans les heures qui suivent la teneur en hydrogène de l’air expiré. Si le lactose n’a pas été digéré il passe dans le gros intestin où des bactéries l’utilisent par fermentation, laquelle se traduit par la production de H2 qui passe dans le sang et est éliminé dans l’air expiré. Une augmentation de la teneur en H2 de l’air expiré durant les heures qui suivent l’ingestion de lactose, indique donc un phénotype « Lactase non persistance » [LNP]
Le tableau ci-dessous indique les résultats obtenus.
Phénotypes des paires de jumeaux |
Jumeaux monozygotes (MZ) |
Jumeaux dizygotes (DZ) |
LP/LP |
35 |
27 |
LP/LNP |
- |
12 |
LNP/LNP |
15 |
11 |
Totaux |
50 |
50 |
Le taux de concordance pour les jumeaux MZ est donc de 100% (50/50x100)
Pour les jumeaux DZ, le taux de concordance est de 38/ 50x100= 76%.
Les valeurs du taux de concordance sont statistiquement significatives ce qui permet de dire que des facteurs génétiques sont impliqués dans la capacité ou non à digérer le lactose. Le fait que le taux de concordance soit de 100% pour les vrais jumeaux indique que les facteurs d’environnement ne jouent pas de rôle (ou alors très faible) dans la réalisation de ce caractère. Celui-ci semble donc dépendre uniquement d'un déterminisme génétique.
- Recherche du modèle génétique de ces phénotypes
Il s’agit maintenant de déterminer le modèle génétique capable de rendre compte de la transmission des phénotypes [LP] et [LNP] dans les familles et, en premier lieu, de déterminer si un ou plusieurs gènes sont en cause.
Une étude a été réalisée au début des années 1970 en Finlande par Sahi et al. Dans la population finlandaise, la fréquence du phénotype [LNP] est de 17% et celle du phénotype [LP] de 83%. Pour tester l’hypothèse d’un déterminisme monogénique, il a sélectionné des familles ayant au moins un enfant [LNP]. Les résultats de ces études familiales sont résumés dans le tableau ci-dessous.
Familles |
Nombre d’enfants [LP] |
Nombre d’enfants [LNP] |
Familles [LPxLP] (9 ) |
19 |
15 |
Familles [LPxLNP] (9) |
11 |
19 |
Familles [LNPxLNP] (2) |
0 |
6 |
Totaux : 20 familles |
30 |
40 |
On peut d’abord noter que la fréquence des enfants LNP augmente lorsqu’un parent est LNP ; elle est de 100% lorsque les deux parents sont LNP. Cela confirme l’importance de la composante génétique dans la réalisation de ces phénotypes.
En se plaçant dans l’hypothèse où la différence phénotypique est due à un seul gène, la descendance des familles [LPxLP] indique que l’allèle LP est dominant et l’allèle LNP récessif. Dans ce cas, la descendance d’un couple [LNPxLNP] ne peut comprendre que des individus LNP. Cela est confirmé par les études familiales.
On peut aussi calculer la prévision théorique de la descendance d’un couple [LPxLP] ayant déjà un enfant [LNP]. Les parents sont obligatoirement hétérozygotes et dans leur descendance on doit trouver 25% de [LNP] et 75% de [LP]. On peut voir si les données familiales indiquées dans le tableau sont en accord avec ces prévisions. Bien entendu, il ne faut pas prendre en compte dans chaque famille l’enfant LNP qui a servi à sélectionner la famille. On trouve que sur les 25 enfants de ces familles (34 - 9 = 25), 6 sont [LNP], donc un pourcentage de : 6/25x100 soit 24%, très proche du résultat théorique. Cela confirme l’hypothèse monogénique.
De même, on peut calculer la descendance théorique des couples [LPxLNP] dans le cadre de l’hypothèse monogénique. Le parent [LP] est obligatoirement hétérozygote puisque le couple a un enfant LNP (qui a servi à sélectionner la famille). La descendance théorique de tels couples est donc de 50% [LP] et 50% [LNP]. Les données familiales du tableau indiquent que 10 (19 - 9 = 10) enfants de ces familles sur 21 (30 - 9) ont le phénotype [LNP] ce qui est très proche des données théoriques.
L’analyse familiale valide donc le modèle monogénique du déterminisme génétique de ce caractère.
- Une mutation sur une séquence régulatrice à l'origine de la différence phénotypique
Comparaison des séquences codantes du gène de la lactase
Puisque la différence phénotypique LP-LNP est due à un seul gène, on peut penser que le gène de la lactase est en jeu. On va comparer les séquences de la région strictement codante du gène de la lactase chez les membres d’une famille dont les deux parents ont le phénotype LP et qui ont deux enfants l’un LP, l’autre LNP.
La comparaison des séquences des allèles de ce gène chez les 4 membres de la famille ne montre aucune différence. Ce n’est donc pas une différence au niveau de la région codante du gène qui explique la différence phénotypique LP-LNP. On pouvait d’ailleurs le suspecter puisque les personnes LNP produisent une lactase fonctionnelle durant les premières années.
Télécharger le fichier : Famille-LP-LNP.edi
Régulation de l’expression du gène de la lactase
ll faut donc rechercher une autre explication au phénotype LNP. Puisque la lactase est produite pendant les premières années puis cesse de l’être, c’est donc qu’il y eu un changement dans l’expression du gène. A partir des connaissances sur les modalités de l’expression des gènes, on peut émettre diverses hypothèses :
- changement au niveau de la transcription ;
- changement au niveau de la traduction.
Pour tester la première hypothèse, les chercheurs, à partir de biopsies intestinales, ont étudié la production d’ARN messagers de la lactase chez les personnes LNP (voir informations scientifiques). Chez celles-ci, il n’y a plus (ou très peu) d’ARN messagers de la lactase après 5 ans. Le phénotype LNP est donc dû à un arrêt de la transcription du gène de la lactase, chose qui n’intervient pas chez les personnes au phénotype LP.
Pour aboutir à cette conclusion, on peut exploiter le fichier de séquences relatives à l’ARNm chez les personnes LP et LNP. Bien entendu, on ne peut traduire l’arrêt de production d’ARNm que par l’absence d’indication de séquence chez les personnes LNP après 5 ans.
Télécharger le fichier : ARNM-LP-LNP.edi
On introduit là l’idée qu’une différence phénotypique est liée à une différence dans la transcription du gène et non à une différence dans la séquence codante. C'est une notion qui sera reprise en Terminale S où le programme indique : « S’agissant des gènes impliqués dans le développement, des formes vivantes différentes peuvent résulter de variations dans la chronologie et l’intensité d’expression de gènes communs ». Certes, le gène de la lactase n’est pas un gène impliqué dans le développement mais il montre simplement qu’un changement dans la chronologie de l’expression d’un gène peut se traduire par une différence phénotypique.
- Mutation d’une séquence régulatrice
Il s’agit de trouver la différence génétique (monogénique) qui est à l’origine du fait que chez certaines personnes, la transcription du gène de la lactase a lieu pendant toute la vie alors que chez d’autres , elle s’arrête vers 5 ans.
Cela implique d’enrichir la notion de gène en précisant qu’outre la séquence transcrite il existe à proximité de celle-ci des séquences non transcrites mais qui affectent l’expression du gène. Dans le cas de la lactase cette zone régulatrice est située en amont du gène. On a mis en évidence que chez tous les individus européens de phénotype LNP, on trouve dans cette zone régulatrice, à la position -13910, le nucléotide C (la paire C-G), alors que les personnes LP possèdent au même site au moins un allèle avec le nucléotide T (la paire T-A).
- Le fichier (REG-Famille-LCT.edi) permet de comparer la séquence régulatrice chez les membres de la famille précédemment étudiée. La comparaison des séquences de cette région révèle donc l’association entre le génotype C/C en -13910 et le phénotype LNP.
Bien entendu, il est bon d’indiquer que les analyses génétiques réalisées sur d’autres familles européennes ont confirmé cette association.
Télécharger le fichier : Reg-Famille-LCT.edi
- Le fichier (Reg-Neo-LCT-Europe) ajoute aux séquences de la famille précédente la séquence régulatrice de fossiles du néolithique européens datés de -8000 ans. La comparaison révèle que les fossiles ont tous le génotype C/C en -13910, ce qui suggère que c’est le génotype ancestral. Le phénotype LNP, d’ailleurs très fréquent dans certaines populations (plus de 95% chez les asiatiques) est le phénotype ancestral (c’est d’ailleurs le phénotype présent chez les autres mammifères). La mutation affectant la séquence régulatrice du gène de la lactase semble donc à l’origine du phénotype LP qui s’est ensuite répandu dans certaines populations.
Télécharger le fichier : Reg-Neo-LCT-Europe.edi
- Il existe certaines populations africaines chez lesquelles le phénotype LP est très fréquent alors qu’il est rare chez la majorité des africains. Ce sont des populations pastorales pratiquant l'élevage depuis longtemps. L’analyse génétique a révélé que les individus LP de ces populations ne possédaient pas la mutation T en -13910 mais possédaient une autre mutation dans la séquence régulatrice du gène de la lactase (on a identifié 3 mutations différentes dans ces populations (en -13907, -13915, -14010)).
Le fichier (Reg-Afr-Eur.edi) où la mutation de la séquence régulatrice est en -13915 chez les africains (G/T) permet de faire saisir que la séquence régulatrice ne se limite pas à une paire de nucléotides. Il s’agit là d’un exemple d’évolution convergente où des mutations différentes touchant la région régulatrice d’un gène entraînent la même variation phénotypique dans deux populations différentes.
Télécharger le fichier : Reg-Afr-Eur.edi
- Conclusion
En utilisant éventuellement les données présentes dans les informations scientifiques, on peut aboutir à une vision élémentaire globale des mécanismes régulant la transcription des gènes chez les eucaryotes : la transcription d’un gène dépend de régions régulatrices situées en dehors de la région transcrite et de protéines (facteurs de transcription notamment) qui, en se fixant sur ces régions régulatrices, peuvent amplifier la transcription du gène ou l’inhiber. Comme ces protéines sont elles-mêmes codées par des gènes, cela conduit à ne pas considérer les gènes comme des entités isolées mais incluses dans des réseaux. Par là on conçoit que des mutations touchant régions régulatrices et facteurs de transcription ont pu jouer un rôle majeur dans l’évolution.