Abstract Conférence Pascal Picq
L’Homme, les grands singes et la biodiversité : une espèce compte-t-elle plus que les autres ?
Intervention de Pascal PICQ
Collège de France
Les grands singes représentent-ils des espèces ayant un statut particulier en regard de la biodiversité ? Nous savons que nous partageons avec eux une communauté récente d’origines. Alors, si l’on affirme que nous devons les protéger en priorité, n’est-ce pas en raison d’une forme d’anthropocentrisme faussement ouvert ?
D’un point de vue éthique, les grands singes ne sont pas plus importants que les tigres ou les condors. Ce seul argument devrait suffire et par conséquent l’éventail des mesures officielles adoptées pour la préservation des faunes sauvages suffisent, à condition qu’elles soient appliquées, ce qui est loin d’être le cas. Seulement il existe une certaine forme de purisme de la biodiversité qui considère que toute espèce en vaut une autre. Une espèce de papillon aurait-elle moins de valeur qu’une espèce de mammifère ? Ce n’est pas aussi simple, car une espèce isolée n’est rien. Ce qui importe c’est sa relation à son écosystème. La disparition des papillons signifie une dégradation grave de l’environnement. Inversement, des grands singes peuvent disparaître sans que leur habitat soit gravement endommagé s’ils font l’objet, ce qui est le cas, d’une menace ciblée (braconnage, ébola).
La notion d’égalité de principe entre les espèces, quelles qu’elles soient, implique que l’Homme se situe au même rang (ce qui est le cas d’un point de vue strictement phylogénétique et évolutionniste). De là une dérive extrémiste qui consiste à plaider la disparition pure et simple de l’Homme en raison de ses errements criminels. Cette écologie radicale est une utopie misanthrope aussi insensée qu’irréalisable. Au contraire, il faut inventer une éthique de la préservation des espèces avec les hommes étant entendu – qu’on le veuille ou non – que tous les milieux terrestres sont ou ont été anthropisés. Quelques penseurs adoptent une attitude radicale à ce propos, suggérant que sauvegarder les grands singes passe par des communautés hybrides en les insérant dans les sociétés humaines, mais sans considération pour la préservation des habitats naturels. La conservation de la biodiversité ne consiste pas à maintenir des espèces dans des parcs zoologiques – une négation absurde de l’évolution, donc de la vie – mais à préserver leurs chances de survie. Evoluer, cela signifie que des espèces peuvent disparaître, d’autres donner souche à des lignées. La question devient celle du rôle de l’Homme dans l’évolution en train de ce faire; en tout cas pas ces attitudes irresponsables et inhumaines qui nous entraînent dans la 6ème extinction déjà dramatiquement engagée.
Indéniablement, les grands singes imposent un défi à notre humanité : si nous ne sommes pas capables de les préserver – ce qui implique leurs communautés écologiques et aussi les populations humaines qui vivent dans leurs voisinages ; un cas absolu de développement durable - alors le pire deviendra réalité. C’est en ce sens que les grands singes représentent un cas, non pas particulier en tant qu’espèces, mais en incidence directe envers notre humanité. Ils partagent avec nous des ancêtres communs récents ; ils ont coévolué avec nous ; ils manifestent des comportements adaptatifs, comportementaux et cognitifs constitutifs de notre humanité, ce notre s’étendant désormais par delà la seule espèce humaine. Les avancées récentes en paléoanthropologie donnent une perspective nouvelle à ce qu’à été l’évolution de la lignée humaine en relations avec celles des autres singes. Sauvegarder les grands singes ne repose pas que sur nos origines communes et ce qu’ils peuvent encore nous apprendre sur cette question universelle qui unit toutes les populations humaines d’hier, d’aujourd’hui et de demain, mais sur « notre avenir à tous ». C’est pourquoi il est question d’inscrire les grands singes au patrimoine mondial de l’Humanité (colloque de l’UNESCO, 2006). Mais plus encore, selon la question posée par le philosophe Christian Godin : ne sommes-nous pas en train de commettre un crime contre l’humanité ?
Note biographique et bibliographie de Pascal Picq