La nature, l’histoire et le problème écologique
Le problème des rapports de l’homme à la nature intéresse la philosophie depuis son origine. Cette question est prise en compte par les grands philosophes grecs, elle est même déjà au cœur des pensées plus anciennes.
Pour les grecs, la nature est ordonnée. Cet ordre de la nature est même considéré, à des degrés divers, comme divin. Il est donc dangereux de porter atteinte à la nature. Cette conception de la nature entraîne une méfiance plus ou moins grande vis-à-vis des techniques humaines. Cette méfiance peut surprendre dans la mesure où les techniques antiques nous semblent bien inoffensives. On sait pourtant, aujourd’hui, que dans des temps très reculés, l’activité humaine a déjà provoqué des pics de pollution. Le professeur de philosophie travaille souvent avec les élèves les textes de Platon tendant à montrer que les techniques confèrent aux hommes un pouvoir aussi grand que dangereux.
La période historique de la Grèce antique, le moment grec, pour parler comme Hegel, peut être compris comme celui d’une prise de conscience par les hommes de leur supériorité, en tant qu’êtres doués d’esprit, sur les êtres seulement naturels. Ainsi les dieux ne sont-ils plus représentés sous une forme animale mais humaine. La cité antique est au programme d’histoire des classes de seconde. L’historien pourrait aussi montrer que les grecs comprennent le territoire de la cité comme une zone proprement humaine, un espace de liberté pour les hommes, un lieu où ils peuvent s’affranchir des contraintes naturelles. Ces thèmes annoncent peut-être davantage l’attitude technologique moderne.
Au moyen âge, sous l’influence des religions monothéistes, la nature n’apparaît plus comme sacrée mais manifeste toujours un ordre voulu par Dieu, qu’il serait dangereux de modifier. Progressivement, la conception que se font les hommes de la nature va profondément se renouveler. Les professeurs de lettres peuvent travailler avec les élèves les profonds changements que manifestent les œuvres d’art de la renaissance. Les professeurs d’histoire, de sciences physiques, de philosophie peuvent montrer comment les travaux de Copernic, puis de Galilée ont largement contribué à transformer notre conception d’ensemble de la nature et de l’homme. Le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme, la notion d’univers matériel homogène et infini sont des étapes essentielles du progrès de la connaissance rationnelle du monde. A partir de ces évènements scientifiques, on peut faire réfléchir les élèves sur la légitimité de la notion de révolution scientifique à l’aide de textes de Koyré et de Duhem par exemple.
Un aspect intéressant de cette question des rapports de l’homme à la nature à travers le temps est celui de l’évolution des relations entre la science et la technique. Cette évolution est essentielle pour comprendre le problème écologique actuel. Signalons à ce sujet, la très intéressante conférence de Jean-Marc Levy-Leblond du jeudi 27 janvier 2000 : « la techno-science étouffera-t-elle la science ? » dans le cadre du Café des Sciences et de la société du Sicoval et de la Mission Agrobiosciences. Il explique que la technique et la science sont d’abord restées longtemps étrangères l’une à l’autre. Au 17ème siècle, la science se met à bénéficier des progrès techniques ; la technique est de plus en plus au service des sciences mais la réciproque n’existe d’abord nullement. La science, l’entreprise de connaissance rationnelle du monde, reste longtemps sans répercutions notables sur le progrès technique. Au cours du 19ème siècle, le rapport entre ces deux domaines change à nouveau : la technique commence à bénéficier de l’apport des sciences. Ce changement peut sembler heureux mais l’entreprise de transformation de la nature va progressivement prendre le dessus sur la science, selon notre auteur qui avoue son pessimisme, et étouffer des pans entiers de la recherche fondamentale. La science devra répondre aux exigences technologiques et économiques pour justifier son existence. On voit apparaître le thème philosophique moderne d’une technique devenue autonome, asservissant les êtres humains et détruisant les équilibres naturels. On peut lire à ce sujet les ouvrages de J. Ellul, par exemple. Mais n’allons pas trop vite.
Le 17ème siècle est aussi celui de l’apparition du projet cartésien de maîtrise de la nature, un projet jugé fondamental par les philosophes et les historiens pour comprendre le devenir de la civilisation occidentale et la naissance, quelques siècles plus tard, du problème écologique. Descartes est la bête noire de tous les penseurs de l’écologie radicale, de tous ceux qui souhaitent une véritable révolution dans les rapports de l’homme à la nature. Il est vrai que Descartes espère que le développement des sciences de la nature, ce qu’il appelle la philosophie pratique, permettra aux êtres humains de devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Il est tout aussi vrai qu’il distingue l’homme, être conscient, libre et responsable, des animaux, êtres soumis à l’instinct. Descartes est assurément un auteur qui a contribué à promouvoir une nouvelle conception des rapports de l’homme à la nature et à légitimer l’action des hommes sur et dans la nature. Il est un précurseur de la modernité. Faut-il, pour autant, le considérer comme une véritable catastrophe pour l’humanité ? A ce sujet, nous voudrions faire deux remarques. Nous pensons, premièrement, qu’il est injuste et dangereux de condamner en bloc la modernité occidentale et ses valeurs. Notre mode de vie et notre technologie ont fait surgir de grands périls pour la nature et pour l’homme. Le problème écologique n’est que trop réel à nos yeux mais cela signifie-t-il que nous devions considérer toute la culture occidentale comme néfaste ? Faut-il regretter la naissance de l’état de droit et de la démocratie libérale, par exemple ? Nous pensons, deuxièmement, que Descartes mérite une lecture approfondie. Il ne prône nullement l’exploitation aveugle des ressources naturelles et le mépris de la nature. Ses détracteurs simplifient et même caricature ses thèses. Descartes sera considéré comme un penseur majeur par les philosophes et les scientifiques du siècle des lumières, siècle de l’apparition de la notion de progrès.
La nature, disions-nous en commençant, est au cœur des préoccupations philosophiques depuis les débuts de l’histoire. Il en va tout autrement de l’histoire elle-même, qui n’est l’objet d’une véritable réflexion philosophique que depuis le 18ème siècle. La notion de progrès, qui nous est si familière, n’apparaît qu’à cette époque. La plupart des penseurs du 18ème siècle ont une conception du progrès qui semble bien naïve aujourd’hui. Les progrès déjà accomplis leur semblent garantir les progrès futurs. Les progrès dans les sciences et les techniques entraîneront des progrès dans tous les autres domaines, notamment des progrès sociaux et politiques, pensent-ils volontiers. Le siècle des lumières est aussi celui de l’apparition des premières manufactures et d’un nouveau mot « la technique » formé à partir du grec « téchnè ». Auparavant, le terme « art » désignait aussi bien les procédés du menuisier que ceux du musicien. C’est à la fin de ce siècle aussi que débute en Angleterre la première révolution industrielle. Signalons au passage que les révolutions industrielles sont au programme d’histoire des classes de première. Les conditions matérielles et idéologiques commencent donc à être réunies pour que change profondément le rapport de l’homme et de la nature. Au 18ème siècle, c’est aussi la conception du travail technique, matériel qui commence à changer. Le travail devient une valeur, il cesse d’apparaître comme dégradant. C’est la paresse qui est le pire des vices pour certains protestants. Cela apparaît clairement dans les écrits de Kant dès la fin du 18ème siècle. Au cours des deux siècles suivants, le projet de maîtrise de la nature va se radicaliser et se concrétiser avant d’être remis en question de plus en plus sérieusement.
L’emploi de nouveaux objets techniques modifie considérablement le monde du travail et les rapports de l’homme aux matières premières et à la nature. Les philosophes s’intéressent à ses changements. Marx accorde une importance capitale, sans jeu de mots, à l’invention de la machine-outil. Cette machine n’est pas encore motorisée mais c’est elle qui effectue le travail sur les matières. L’homme ne fournit plus que la force motrice, il s’éloigne du produit de son travail. Bergson, lui, considère l’invention du moteur à vapeur, comme un évènement plus fondamental, plus déterminant, que la révolution française de 1789. Ces réflexions et thèses sur les objets techniques peuvent intéresser les professeurs de technologie industrielle. Nous venons de citer deux auteurs très importants pour notre question et souvent utilisés par les professeurs de philosophie dans leur cours. Arrêtons nous un peu sur chacun d’entre eux.
Marx est d’abord un auteur qui radicalise le projet de maîtrise de la nature. Les hommes, par l’usage des techniques, deviennent maître et possesseur de la nature. Ils se l’approprient par leur travail. Aucun être ne leur dispute cette maîtrise puisque dieu n’existe pas et que l’être humain est supérieur à toutes les créatures vivantes. Cet aspect du marxisme est très présent aussi dans les pays communistes du 20ème siècle comme en témoignent les films soviétiques de l’époque de Staline. L’homme, grâce à son intelligence et à ses connaissances scientifiques et techniques, surmonte les contraintes naturelles. Ensuite le Marxisme est une philosophie de l’histoire. Marx croit au progrès historique, mais pour lui, comme pour Hegel, ce progrès est dialectique. Cela dignifie notamment que des phases violentes sont nécessaires au progrès jusqu’à ce que l’histoire ait atteint sa fin, son aboutissement. Marx présente aussi l’intérêt d’être économiste, sociologue et historien, tout autant que philosophe. Un auteur pluridisciplinaire, en quelque sorte, que les élèves connaissent, pour en avoir entendu parler dans les cours de plusieurs disciplines. Le marxisme est aussi une critique du capitalisme libéral comme l’écologie radicale mais accorde une grande confiance à la technique et ignore le problème écologique. On connaît l’importance des thèses marxistes sur le cours de l’histoire au 20ème siècle. Mais ce siècle, qui suit celui de Marx, est aussi celui de la découverte progressive des dangers que la technologie fait courir à la nature et aux hommes.
Le 20ème siècle est, comme chacun sait, celui des guerres mondiales, des génocides, de la bombe nucléaire, des états totalitaires et de la perturbation des équilibres naturels par l’activité humaine. Ce siècle est à la fois celui qui s’achève par le triomphe du capitalisme, du libéralisme et de la société de consommation et celui d’une remise en cause très sévère de l’idée de progrès et de la confiance dans la technologie. Il est impossible de citer tous les auteurs qui participent à cette remise en cause ou de faire le tour des grandes controverses portant sur le rapport de l’homme à la nature. Bergson que l’on a cité plus haut, et qui est souvent étudié en classe terminale est intéressant parce qu’il est l’un des premiers à prendre en compte le problème écologique. Tout en accordant une place centrale à la technique (ne veut-il pas appeler l’être humain, homo faber ?), il s’inquiète du déséquilibre engendré par le progrès de la technologie, qui lui paraît beaucoup plus rapide que celui des autres domaines culturels. Il plaide pour une véritable maîtrise des conséquences sociales et écologiques du progrès technique. Heidegger, est incontournable pour les philosophes, mais difficile et absent des manuels. Il faut citer Hans Jonas, le grand écologiste allemand, qui plaide vigoureusement pour une révolution écologique. Cet auteur propose une nouvelle éthique qui soit fondée sur la conscience du pouvoir que la technique confère aux êtres humains. Nous devons avoir peur des conséquences possibles de nos actions sur la nature. La morale doit devenir collective et s’appuyer, autant que faire ce peut, sur le savoir objectif des dangers que nos techniques font courir à la nature. Cet auteur apparaît déjà comme trop radical à ceux qui, comme Luc Ferry, veulent que la morale reste fondée sur la liberté humaine et redoutent toute remise en cause de la primauté de l’homme. Nous voulons croire qu’entre le développement aveugle de la technologie, au mépris des équilibres naturels, et la révolution écologique, qui imposerait autoritairement le respect de la nature au mépris des droits de l’homme, existe une troisième voie.
Nous pensons que la démocratie libérale et les droits de l’homme sont des conquêtes précieuses de l’histoire que la volonté d’agir pour sauver la nature ne doit pas conduire à mépriser. En même temps, le problème écologique, les dangers que l’activité technologique humaine fait courir à la nature, et donc à l’humanité, exige des changements importants dans nos modes de production, de consommation et plus généralement dans notre rapport à la nature. Trop longtemps l’affirmation de la volonté humaine est allée de pair avec le mépris de la nature. L’homme doit se réconcilier avec la nature. Il doit comprendre que la nature est tout aussi importante pour lui que pour les autres êtres vivants. Nous devons respecter cette nature dont les équilibres sont fragiles. Nous devons aussi respecter la nature en nous-mêmes, c'est-à-dire notre corps. Dans la recherche de ce nouveau respect nous pouvons apprendre des autres civilisations, de la philosophie chinoise et du bouddhisme, entre autres, sans renoncer à toutes nos valeurs. Plus concrètement, il existe des modèles qui commencent à modifier nos pratiques dans le bon sens, nous pensons au développement durable et à l’économie solidaire. Ces modèles sembleront insuffisants à certains, nous pensons qu’ils sont les plus efficaces pour le présent. Il faut rester vigilant, les grandes sociétés multinationales savent s’emparer de ces modèles pour mieux les vider de leur contenu. Restons vigilants donc, mais ayons confiance en l’homme et en sa raison : une meilleure maîtrise de nos technologies et une plus grande harmonie avec la nature sont à notre portée.