1. Le cerveau, un outil de phylogénie.
Auteur J.Cartier relecture S.Beaudin
Les contours du cerveau
Le cerveau est un organe compliqué et cette complexité affecte jusqu’à son nom. Par abus de langage, il est en effet courant d'utiliser le terme cerveau à la place du mot encéphale, pour désigner la partie du système nerveux central contenu dans la boite crânienne. Or, si la définition scientifique de l'encéphale ne souffre aucune ambigüité, il n’en va pas de même pour le cerveau.
Pour la majorité des ouvrages universitaires (Purves, Baer, Rosenzweig, Tortora) le cerveau constitue la partie la plus volumineuse et la plus rostrale de l'encéphale. Il correspond donc uniquement aux deux hémisphères cérébraux. Mais les mêmes (Purves) distinguent un cerveau antérieur, constitué du prosencéphale et du diencéphale, d’un cerveau postérieur, regroupant le métencéphale et le myélencéphale. Pour d’autres encore (Marieb), le cerveau désigne l’association du télencéphale et du diencéphale.
La littérature de vulgarisation, quant à elle, ne s’embarrasse guère de ces querelles lexicales et confond généralement cerveau et encéphale, rejoignant en cela l’opinion courante. Cette confusion langagière s’explique probablement par le fait que, chez l’Homme, les deux hémisphères cérébraux, autrement dit le cerveau, occupent la majeure partie du volume de la boite crânienne et recouvrent ainsi les autres structures cérébrales.
Il ne nous appartient pas de trancher entre les différentes définitions qui s’affrontent au sein des anatomistes. En revanche, la finalité pédagogique de ce dossier nous incite à éluder cette difficulté, d’autant plus qu’il ne nous semble pas pertinent d’engager avec des élèves un débat sur la polysémie de certains termes scientifiques. Par commodité, nous utiliserons donc indistinctement cerveau et encéphale lorsqu’il s’agira de faire référence à l’organe dans sa globalité.
L'objet de ce dossier
Les actuels programmes de Sciences de la Vie et de la Terre de l’enseignement secondaire, ménagent une place à la phylogénie :
- Sixième : « Les organismes vivants sont classés en groupes emboîtés définis uniquement à partir des attributs qu’ils possèdent en commun. Ces attributs définis par les scientifiques permettent de situer des organismes vivants dans la classification actuelle. » B.O. spécial n° 6 du 28 août 2008.
- Troisième : « Les roches sédimentaires, archives géologiques, montrent que, depuis plus de trois milliards d’années, des groupes d'organismes vivants sont apparus, se sont développés, ont régressé, et ont pu disparaître. Les espèces qui constituent ces groupes, apparaissent et disparaissent au cours des temps géologiques. Leur comparaison conduit à imaginer entre elles une parenté, qui s’explique par l’évolution. La cellule, unité du vivant, et l’universalité du support de l’information génétique dans tous les organismes, Homme compris, indiquent sans ambigüité une origine primordiale commune. Une espèce nouvelle présente des caractères ancestraux et aussi des caractères nouveaux par rapport à une espèce antérieure dont elle serait issue. » B.O. spécial n° 6 du 28 août 2008.
- Seconde : « Au sein de la biodiversité, des parentés existent qui fondent les groupes d’êtres vivants. Ainsi, les vertébrés ont une organisation commune. Les parentés d’organisation des espèces d’un groupe suggèrent qu’elles partagent toutes un ancêtre commun. » B.O. spécial n°4 du 29 avril 2010.
- Première L et ES : « Chaque espèce est issue d'une longue suite de générations au cours de laquelle les caractères qui la définissent sont apparus à différentes périodes dans l'histoire de la terre. […] Par la prise en compte des caractères homologues et de l'état ancestral ou dérivé de ces caractères, on peut construire des relations de parenté entre les être vivants. » B.O. n°7 du 31 août 2000, hors-série.
La partie phylogénie n'est plus abordée dans les nouveaux programmes de première S, ES et L (B.O spécial n° 9 du 30 septembre 2010) applicables à compter de la rentrée 2011.
- Terminale S : « L’établissement de relations de parenté entre les vertébrés actuels s’effectue par comparaison de caractères homologues (embryonnaires, morphologiques, anatomiques et moléculaires). Les comparaisons macroscopiques prennent en compte l’état ancestral et l’état dérivé des caractères. » B.O. n°5 du 30 août 2001, hors-série.
Aussi modestes que soient ses objectifs, cet apprentissage se heurte à de nombreux obstacles qui tiennent tant à la complexité des concepts liés au thème de l’évolution, qu’aux difficultés qu’éprouvent les élèves pour lire les arbres phylogénétiques. En particulier, la comparaison de caractères morpho-anatomiques n’a de sens qu’à la condition de bien comprendre les notions d’homologie et de polarité des caractères. C’est ainsi que l’enseignement tend à privilégier l’étude d’un nombre d’exemples somme toute très restreint. Il suffit pour s’en convaincre de consulter les manuels scolaires et les annales du baccalauréat (sujets de type II 1 et 2), lesquels structurent largement les pratiques pédagogiques en classe de terminale :
- Fenêtres crâniennes (Nouméa 2008, Liban 2008, Martinique septembre 2007, Métropole septembre 2007, Emirats Arabes Unis 2005, Amérique du nord 2003, Amérique du sud 2005, Polynésie 2003)
- Phanères (Nouméa 2008, Liban 2008, Métropole septembre 2007, Martinique 2007, Amérique du nord 2003, Polynésie 2003)
- Mâchoire ou dentition (Métropole 2008, Martinique septembre 2007, Martinique 2007, Nouméa 2007, Asie 2005, Emirats Arabes Unis 2005, Antilles 2004)
- Amnios ou placenta (Métropole septembre 2007, Asie 2005, Emirats Arabes Unis 2005, Amérique du nord 2003, Amérique du sud 2003, Liban 2006, Amérique du sud 2005)
Citons encore le membre chiridien, le gésier, le nombre de doigts, ou encore les réserves vitellines.
La pertinence et l’efficience de ces exemples ne sont guère contestables. Néanmoins, il convient de s’interroger sur les critères ayant présidé à leur sélection, au regard de l’immense diversité des caractères morpho-anatomiques propres à supporter ce type de comparaison phylogénétique. Un rapide examen d’un ouvrage de référence comme Classification phylogénétique du vivant (Lecointre & Le Guyader, éd. Belin, 2001) apporte des éléments de réponse : les caractères retenus partagent une relative simplicité d’accès pédagogique, soit que les élèves les connaissent déjà (phanères, squelette, placenta), soit que leurs représentations graphiques se révèlent d’une lecture particulièrement aisée (fenêtres crâniennes, amnios, gésier). Ce sont également des caractères dont l’évolution permet de distinguer un grand nombre de groupes monophylétiques, de sorte qu’ils sont souvent rapportés comme signature phylogénétique par l’ouvrage précédent. Voilà pourquoi un caractère comme l’astragale, pourtant tout aussi fréquemment cité que les fenêtres crâniennes, ne se rencontre jamais dans les documents scolaires.
Mais cela ne saurait expliquer l’absence de l’encéphale au sein de ces derniers. Voilà un organe connu de tous, dont on pressent que les différences interspécifiques doivent être suffisantes pour opérer des regroupements cladistiques, lequel organe présente en outre la particularité d’être commun et exclusif à l’ensemble des vertébrés puisqu’il apparaît avec ce groupe (plus exactement avec les crâniates), et qui pourtant se voit exclu du répertoire des caractères morpho-anatomiques proposés aux élèves.
Sans doute le cerveau fait peur. Sa complexité, volontiers érigée en exemple de la complexité du vivant, exerce simultanément une fascination et une défiance prudente à son égard. Il est aussi vrai que la structure de l’encéphale demeure largement méconnue des élèves de terminale scientifique, d’une part en raison de la nature des programmes du secondaire, et d’autre part car son image, désormais popularisée par l’exhibition d’IRM dans les séries télévisées, ne se prête pas à la compréhension de son organisation fonctionnelle.
Cependant, les réticences pédagogiques d’un enseignant n’expliquent en rien l’absence de référence à l’encéphale dans le livre Classification phylogénétique du vivant (à l’exception du plissement du cortex cérébral, p.479 et p.486). Faut-il en déduire que cet organe n’est d’aucune utilité pour la cladistique ? Et, dans le cas contraire, la polarité de ses différents caractères sont-ils exploitables par des élèves de terminale scientifique ?
L’anatomie comparée des encéphales de vertébrés
S’il est certain que tous les vertébrés ne partagent pas le même encéphale, on peut supposer que les différences interspécifiques de cet organe ne permettent pas d’opérer les grands regroupements phylogénétiques couramment abordés en terminale scientifique : tétrapodes, amniotes, diapsides, archosauriens, oiseaux, mammifères, primates, etc. Une interrogation qu’aucun ouvrage ne se propose de résoudre. On a beau compulser la littérature universitaire et les sites web consacrés à la phylogénie, l’encéphale n’apparaît pratiquement jamais lorsqu’il s’agit d’établir des liens de parentés entre les vertébrés.
Encore faut-il prendre soin de différencier les ouvrages spécifiquement dévolus à la classification phylogénétique de ceux traitant d’anatomie comparée. Car il ne fait aucun doute que ces derniers décrivent largement les structures céphaliques et rapportent leurs observations aux différents groupes de vertébrés. Hélas, l’anatomie comparée et la phylogénie ne se confondent ni dans leurs moyens ni dans leur buts.
Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler que si l’anatomie comparée conditionne la révolution darwinienne elle la précède de plusieurs décennies. Daubenton, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, tous mènent leurs travaux sans adhérer aux thèses évolutionnistes développées en leur temps. Si ces auteurs regroupent bien les espèces au sein de groupes qui se sont par la suite révélés monophylétiques (mammifères, oiseaux), ceux-ci n’ont alors aucune signification phylogénétique : ils ne traduisent nullement une ascendance commune ! Ainsi, l’anatomie comparée la plus rigoureuse peut-elle s’accommoder du fixisme le plus sérieux.
Et si les naturalistes d’aujourd’hui acceptent sans réserve l’idée d’une ascendance commune des vertébrés, l’anatomie comparée et la phylogénie n’en restent pas moins séparées, comme en témoigne la persistance de groupes paraphylétiques (poissons et reptiles) dans les ouvrages d’anatomie comparée les plus récents (Beaumont & Cassier, 2009 ; Bargy & Beaudoin, 2005).
Afin de déterminer l’intérêt de la diversité interspécifique de l’encéphale dans l’établissement de relations de parenté entre vertébrés, on se trouve donc contraint de transcrire les informations de l’anatomie comparée à la lumière des phylogénies prédéfinies par les autres caractères morpho-anatomiques et disponibles, elles, dans les ouvrages de cladistiques. Cependant, plus personne ne se consacre à la seule anatomie comparée de l’encéphale et il faut remonter à la première moitié du XIXe siècle pour découvrir des travaux spécifiquement dédiés à ce sujet (Serres 1824-1826, Laurencet 1825, Bailly 1824). Puisque notre recherche s’est limitée aux structures macroscopiques, nous avons pu légitimement présumer que le temps n’a guère modifié les conclusions de ces pionniers de la zoologie. Néanmoins, nous avons pris soin de vérifier ces données au moyen de recoupements avec les chapitres ou mentions relatifs à l’encéphale dans les ouvrages postérieurs. Une tâche rendue difficile par l’évolution du vocabulaire, la dénomination des structures variant considérablement suivant l’auteur et l’époque considérés.
Les recherches menées dans le cadre de ce dossier ne prétendent pas se substituer à un travail de thèse seul à même, selon nous, d’établir une véritable phylogénie des vertébrés sur la base des caractères encéphaliques. Ainsi, nous sommes nous limités aux groupes monophylétiques les plus célèbres parmi le clade des vertébrés (fig.1).
Fig.1 : tableau récapitulatif des clades considérés dans ce dossier et caractères dérivés propres non encéphaliques.
Le choix des espèces reflète lui-même la disponibilité d’images cérébrales (dessins d’observations ou IRM) et la volonté de proposer des animaux relativement connus des élèves (fig.2).
Fig.2 : tableau récapitulatif des espèces dont l’encéphale illustre ce dossier.
Enfin, seuls les caractères encéphaliques macroscopiques et identifiables sur un dessin d’observation, une photographie ou une IRM, ont été retenus, de sorte que les nombreux noyaux qui parsèment l’encéphale et constituent vraisemblablement des outils phylogénétiques ne sont pas signalés car leur délimitation anatomique ne repose généralement que sur des données neurophysiologiques.
Les principaux pièges à éviter
Si la phylogénie rend compte du travail de l’évolution elle ne cherche pas à reconstituer stricto senso une histoire évolutive. Les systématiciens se bornent à déterminer des relations de parenté entre les espèces, c’est à dire à répondre à la question : « qui est plus proche de qui » et non pas « qui descend de qui » ? Certes, ce faisant ils attribuent à certains caractères un poids particulier en les désignant comme distinctifs d’un groupe. Dans l’histoire du vivant, l’apparition d’un tel caractère représente un événement historique au sens où elle fonde une nouvelle lignée dont les descendants se rencontrent encore aujourd’hui. Mais, cette considération pour le passé doit s’arrêter là, au risque de se prolonger sous la forme d’un questionnement stérile sur l’origine du caractère : Pourquoi est-il donc apparu ?
Voilà bien une interrogation à laquelle les évolutionnistes ne manquent pas d’apporter des réponses. Si l’apparition du caractère ne résulte que d’un accident génétique, sa persistance au-travers des générations s’explique soit par sa capacité à conférer un avantage sélectif à ses possesseurs (sélection naturelle), soit par le simple jeu du hasard (dérive génétique). Et l’on a naturellement tendance à compléter cet exposé, général et prudent, par le postulat que le dit caractère a été naturellement sélectionné car l’on voit trop bien quel avantage il confère à ses porteurs actuels au sein de leur environnement. Que d’erreurs dans cet apparent bon sens. Bachelard avait mille fois raison de nous mettre en garde contre les dangers qu’il y a à se fier à ce que « l’on voit trop bien ».
C’est oublier tout d’abord l’importance de la dérive génétique et la neutralité sélective de nombreux caractères. Remarquez comme l’on devine l’attrait du finalisme derrière ce raisonnement, car enfin il semble tellement plus logique de penser que chaque innovation a une conséquence, positive ou négative, comme si chaque caractère présent était le fruit d’une révolution biologique et avait en quelque sorte gagné le droit de persister.
C’est négliger, ensuite, la dissociation qui peut exister entre un caractère et sa fonction. Songeons un instant à tous les usages que peut remplir la plume. Or, la fonction d’un caractère peut elle même évoluer au cours du temps, ainsi que l’a souligné Stephen Jay Gould en composant la notion d’exaptation. On suppose par exemple que les premières plumes jouaient un rôle dans la régulation de la température corporelle, ou dans les comportements reproducteurs. Cela permet de mesurer la maladresse qu’il y aurait à énoncer que la plume a été naturellement sélectionnée parce que le vol constitue vraisemblablement un caractère avantageux pour la plupart des oiseaux actuels. On remarquera au passage que cet avantage mérite d’être relativisé tant il existe suffisamment d’espèces d’oiseaux incapables de voler. Et pourtant, quelle que soit l’époque considérée, les ouvrages et les articles de biologie soulignent fréquemment comment les caractères d’un organe, voire toute l’anatomie d’un organisme, sont révélateurs d’une adaptation à son milieu de vie. Sur ce point, fixistes et évolutionnistes se rejoignent, les premiers admirant à la façon de Pangloss l’adéquation entre une structure et l’usage que l’être vivant en fait, les seconds concluant un peu vite à l’intervention de la sélection naturelle. Or, si l’on se moque volontiers des auteurs fixistes, pourtant depuis longtemps disparus, on néglige pareillement de pointer le finalisme des travaux les plus actuels, et les neurosciences ne font pas exception. Il suffit pour s’en convaincre de considérer l’exemple du cervelet. Pour de nombreux auteurs, la grande taille de cette structure par rapport aux autres parties de l’encéphale, chez les oiseaux, témoigne d’une parfaite adaptation à la locomotion dans un espace en trois dimensions. Après tout, le cervelet ne participe-t-il pas à la coordination des mouvements locomoteurs ? Le problème réside dans le fait que le cervelet des mammifères terrestres n’a rien à envier à celui des volatiles et que chez les vertébrés aquatiques, dont la plupart se meuvent dans un espace en trois dimensions, la taille du cervelet se révèle extrêmement variable.
C’est commettre, enfin, un redoutable anachronisme lorsque l’on réfléchit l’apparition ancienne d’un caractère en observant la nature actuelle. Le milieu change et avec lui les propriétés des caractères. Une structure initialement neutre du point de vue de la sélection naturelle peut soudainement devenir avantageuse ou au contraire désavantageuse. Et l’inverse est aussi vrai, quelques caractères désormais sans importance ont pu par le passé s’avérer déterminant pour la survie de l’espèce.
La phylogénie ne cherche pas à retracer le passé, tout simplement car on ne saura jamais par quels accident et dans quelles conditions précises une innovation évolutive est survenue et a été naturellement sélectionnée ou pas. Ce dossier ne prétend donc pas reconstituer l’histoire de l’encéphale des vertébrés, il se limite à montrer comment les composantes de cet organe permettent d’établir des relations de parentés entre les membres de ce groupe.
Par ailleurs, les ouvrages consultés ménagent fréquemment une place déraisonnable à des critères qualitatifs, insistant sur la taille des structures sans rapporter ce paramètre aux proportions de l’animal. Or, les espèces d’un même groupe monophylétique peuvent présenter des encéphales de taille extrêmement différente, sans même d’ailleurs que ce caractère ne se trouve corrélé aux tailles relatives des espèces.
Fig.3 : comparaison du rapport entre la masse de l’encéphale et la masse du corps chez différents groupes de vertébrés (d’après The central nervous system of vertebrates). Chaque polygone figure un nuage de points correspondant à autant d’espèces du groupe.
Ces graphiques invitent à relativiser la fréquente classification de la « taille » en fonction des groupes de vertébrés. S’il est exact que les plus gros encéphales appartiennent à des mammifères, il n’est pas vrai que tous les mammifères ont un gros cerveau. Certains oiseaux, et même certains chondrichthyens, possèdent un encéphale de plus grande taille que celui de certaines espèces de mammifères. Les chondrichthyens apparus après les actinoptérygiens ont bien souvent un plus gros cerveau que ces derniers. Et l’on pourrait continuer ainsi à multiplier les exemples démontrant que la taille de l’encéphale ne saurait constituer un caractère de classification phylogénétique.
De manière générale, chaque grand groupe de vertébrés possède des espèces à gros cerveau et d’autres à petit cerveau. Il n’est même pas possible de définir un taxon particulier à partir du volume cérébral. Ainsi, on aurait tort de prêter à l’encéphale des primates des dimensions supérieures à celles des autres mammifères. S’il est vrai que l’Homme se distingue par la taille de son cerveau, il n’en va pas de même pour le chimpanzé ou le gorille, dont les encéphales, toutes proportions gardées, se révèlent par exemple plus réduits que celui du Marsouin.
Les différents ouvrages d’anatomie comparée que nous avons pu consulter ne s’embarrassent guère de ces considérations, affectant fréquemment une mesure subjective à une structure encéphalique puis utilisant cette mesure comme justificatif d’un classement, qu’il soit phylogénétique ou non. Cette opération se traduit par l’emploi d’adjectifs tels que « réduit », « atrophié », « rudimentaire », ou encore « développé », qui ne sont qu’une façon élégante d’écrire « très petit » ou « très gros ». Là aussi, la taille de ces structures n’a de sens que rapportée à celles des autres composantes de l’encéphale. De surcroît, la plupart des groupes renferment des espèces dont les proportions générales du cerveau contredisent les généralisations des anatomistes. Cependant, les lois de la biologie sont peuplées d’exceptions de sorte que s’il se trouve clairement établi, par le moyen de plusieurs caractères, qu’une espèce appartient à un groupe sans que l’un de ses caractères ne présente les traits propres à ce groupe, on en déduit simplement que cet état résulte d’une évolution. Evolution pouvant consister en une involution ce qui pourrait expliquer la présence d’espèces dotées d’une structure cérébrale de très petite taille, parmi un groupe dont la majorité des représentants présente un large développement de la structure en question.
La classification phylogénétique du vivant ne manque d’ailleurs pas de convoquer des critères de taille, de forme ou de position relative (Lecointre et Le Guyader, 2001). Nous nous sommes donc résolus à faire de même en veillant néanmoins à ne retenir comme innovations évolutives que les écarts les plus manifestes. On ne s’étonnera donc pas de trouver mention de la forme du cervelet, de sa position vis à vis des structures adjacentes ou encore de son degré de développement.
La considération portée aux dimensions des organes, si elle n’est donc pas systématiquement condamnable, doit d’autant plus nous inciter à la prudence qu’elle constitue une condition sine qua non du progressisme Lamarckien. Rappelons que pour Lamarck les espèces se transforment au cours du temps en adoptant des formes de plus en plus complexes et de plus en plus grandes, dessinant un progrès continu qui permet de passer sans transition des organismes les plus simples jusqu’à l’Homme. Deux idées spontanément défendues, consciemment ou non, par de nombreux élèves. Mais quoi de plus séduisant, en effet, que ce finalisme anthropocentré, que cet élan créateur au service de notre espèce si « parfaite » ? Et les premiers organismes n’étaient-ils pas minuscules comparativement à ceux d’aujourd’hui ?
Or, s’il est bien un organe apte à symboliser l’hypothétique perfection humaine, c’est sans conteste le cerveau. Plus exactement le « gros » cerveau de l’Homme, caractère distinctif qui lui confère une intelligence à la base de sa suprématie. Cela rappelle les vieilles lunes de la craniométrie laquelle énonçait doctement que l’homme est plus intelligent que la femme puisqu’il jouit d’un plus gros cerveau. Et s’il fallait une preuve que la taille du cerveau détermine l’intelligence, les anthropologues se bornaient à montrer que… les hommes ont bien un plus gros cerveau que les femmes. Bel exemple de raisonnement circulaire.
Malheureusement, ce type de démonstration n’a pas disparu à la fin du XIXe siècle, quoi qu’il ne se mette plus désormais au service de thèses racistes ou sexistes. Examinons l’affirmation selon laquelle les mammifères sont les plus évolués des vertébrés puisqu’ils disposent d’un plus gros cerveau, ou plus exactement de plus gros hémisphères cérébraux. Un jugement de bon sens semble-t-il. Mais qu’est-ce qui nous autorise à relier ainsi la taille d’une structure encéphalique à une quelconque hiérarchie évolutive ? Tout simplement l’affirmation contraire : de gros hémisphères cérébraux caractérisent un fort degré d’évolution puisqu’ils appartiennent aux mammifères qui sont les plus évolués des vertébrés.
Sur la figure 4, la distance verticale mesurée entre la droite bleue et la position d&rsqursquo;une espèce définit un indice d’encéphalisation (k) lequel reflète le rapport entre la masse du cerveau et celle du corps. Cet indice permet d’effectuer des comparaisons interspécifiques. Il montre par exemple que le Marsouin a proportionnellement un plus gros cerveau que le chimpanzé. On remarquera que l’échelle logarithmique la droite bleue figurant le rapport entre masse de l’encéphale et masse de l’organisme n’est pas une droite, mais une fonction de formule Log Y = a . Log X + Log k.
Fig.4 : comparaison du rapport entre la masse de l’encéphale et la masse du corps chez les mammifères (d’après Buisseret). Le polygone figure un nuage de points correspondant à autant d’espèces de ce groupe.
Encore faut-il bien comprendre que l’indice d’encéphalisation ne constitue nullement une mesure de l’intelligence. Cette dernière reste un concept flou dans lequel on mélange la résolution de problèmes, la capacité à réaliser et/ou à manipuler des outils, les comportements sociaux, et une multitude d’autres dispositions selon les auteurs considérés. Malgré sa mathématisation, dont les tests de QI se veulent une application objective, l’intelligence ne parvient guère à s’affranchir de sa relativité et ne saurait s’y référer sérieusement en phylogénie. D’autant plus que les registres fossiles ne gardent pratiquement pas trace du degré de complexité des comportements animaliers.
Or, la phylogénie mobilise inévitablement les ressources de la paléontologie lorsqu’elle doit décider si un caractère se trouve à l’état ancestral ou à l’état dérivé. Hélas, le cerveau ne se fossilise pas ou très mal, de sorte qu’il est souvent impossible de vérifier telle ou telle hypothèse relative à l’état d’un caractère encéphalique. Certains auteurs, comme Rosenzweig, proposent de prendre pour référence des espèces actuelles dont on suppose que le cerveau est proche de celui des premiers vertébrés. La grenouille, par exemple, ressemblerait beaucoup aux premiers tétrapodes. Mais, même en admettant que cette ressemblance soit exacte elle n’en resterait pas moins une simple ressemblance sur laquelle il serait impossible de construire une comparaison pertinente. La grenouille et l’Homme sont le fruit d’une évolution de même durée et si l’un d’eux à pu conserver davantage de caractères à l’état primitif que l’autre il n’en est pas moins évolué.
Prenons l’exemple du corps calleux, lequel apparaît vraisemblablement chez l’ancêtre commun aux mammifères. Les marsupiaux partagent un corps calleux rudimentaire, à l’inverse de celui des euthériens nettement plus développé. On aurait donc tendance à considérer que le corps calleux est d’abord apparu sous une forme rudimentaire puis qu’il a revêtu un plus fort degré de complexité chez l’ancêtre commun aux euthériens. Après tout ne sommes nous pas des euthériens ? Seulement voilà, l’hypothèse contraire se défend également : le corps calleux aurait pu apparaître sous une forme développée chez l’ancêtre commun aux mammifères, puis subir une involution chez l’ancêtre commun aux marsupiaux. L’état rudimentaire représenterait alors l’état évolué de ce caractère et l’état développé son aspect primitif. Afin de départager ces deux hypothèses il suffirait d’observer l’état du corps calleux d’un très vieux mammifère fossile, une opération impossible en l’absence de fossilisation du cerveau. Nous en sommes donc réduits à raisonner par défaut. Puisque le corps calleux constitue un moyen de communication entre les deux hémisphères cérébraux, il paraît plus probable que son développement aille de pair avec celui de ces hémisphères, autrement dit que l’état ancestral corresponde à la version rudimentaire. Probable mais pas certain.
Signalons pour finir que la gyrencéphalie plus ou moins marquée des mammifères se prête aux mêmes interprétations que la taille de l’encéphale. Puisque l’espèce humaine présente une forte gyrencéphalie on en déduit volontiers qu’il s’agit d’un trait de perfectionnement, d’un progrès évolutif. Là aussi on remarquera que la gyrencéphalie se rencontre chez la plupart des groupes de mammifères, y compris les marsupiaux, sans qu’il soit réellement possible de la considérer comme un caractère à l’état dérivé. Nous n’avons d’ailleurs pas fait d’hypothèse quant à l’état dérivé ou ancestral de ce caractère, nous contentant de mentionner sa nature homogène dans certains groupes étudiés (gyrencéphalie chez les primates, les carnivores et les ruminants, lissencéphalie des lobes cérébraux chez les rongeurs). Quelle qu’ait pu être la forme de ce caractère chez l’ancêtre commun des mammifères, il a nécessairement subi par la suite plusieurs évolutions convergentes au sein de groupes distincts. La figure 5 illustre parfaitement cette situation à savoir que la gyrencéphalie ne saurait constituer un caractère de classification phylogénétique.
Fig.5 : Schémas descriptifs d’encéphales d’espèces de mammifères et relations de parenté associées (d’après Nieuwenhuys et Ten Donkellar, modifié). A titre informatif, sachez que la gyrencéphalie de la baleine est plus importante que celle de l’être humain.
Les jugements quant au degré d’évolution du cerveau se retrouvent également dans la théorie du cerveau tri-tunique (Paul Mac Lean 1970) qui propose que l’encéphale humain soit le résultat de la superposition de trois cerveaux distincts apparus successivement au cours de l’évolution. Selon cette théorie nous serions dotés :
- d’un cerveau reptilien, représenté par le tronc cérébral et le cervelet, autrement dit enfouis (comme un &laqlaquo; reptile ») dans les profondeurs de la boîte crânienne et responsable des fonctions vitales autonomes telles que la modulation de la fréquence cardiaque, la genèse du rythme respiratoire, la régulation de la température corporelle ou encore le maintien de l'équilibre. Le cerveau reptilien ne réfléchit donc pas, il se contente de nous maintenir en vie.
- d’un cerveau paléo-mammalien (ou cerveau limbique), constitué de l’hippocampe, de l’hypothalamus et de l’amygdale, et siège des comportements, des émotions, de la motivation et du stress. Un cerveau impulsif en quelque sorte.
- d’un cerveau néo-mammalien (ou néocortex), réduit au cortex et chargé des tâches les plus nobles, langage, calcul, conscience, etc.
Fig.6 : Schéma descriptif du cerveau tri-tunique (d'après Paul D. Mac Lean et Le cerveau à tous les niveaux, modifié)
Toute la phylogenèse des vertébrés résumée dans l’architecture de leur encéphale, quelle chance !Hélas, cette représentation ne tient pas compte du fait que les « reptiles », qu’il s’agisse des amphibiens, des lépidosauriens ou des crocodiliens (et à fortiori des oiseaux) possèdent un hypothalamus et un cortex. En outre, l’hypothèse du cerveau tri-tunique exagère la complexité de l’encéphale des mammifères, passant sous silence la sophistication de celui d’autres vertébrés tels que les oiseaux. L’expression même de « cerveau reptilien » devrait nous inciter à la plus grande prudence, d’une part en raison de sa référence à un groupe paraphylétique, les reptiles, et d’autre part parce qu’elle sous tend naturellement un écart évolutif entre les mammifères et les autres groupes de vertébrés.
Enfin, il n’est sans doute pas inutile de mettre en garde contre les raccourcis observés parfois entre l’ontogenèse de l’encéphale et sa phylogenèse. Car si les systématiciens ne convoquent presque jamais le cerveau, il ne manque pas d’ouvrages s’attachant à un exposé détaillé de son développement embryonnaire, le plus souvent chez le seul être humain. Or, nombre d’auteurs suggèrent à cette occasion des relations entre cette ontogenèse et une hypothétique histoire évolutive. Histoire évolutive et non phylogénie, ces remarques ne visant généralement pas à justifier la constitution d’un groupe d’espèces, mais seulement à souligner l’importance supposée d’une étape de l’évolution. Doit-on encore rappeler que la loi biogénétique de Haeckel, sur laquelle repose sa fameuse théorie de la récapitulation (selon laquelle l’ontogenèse récapitule la phylogenèse), s’est déjà essayée à ce genre d’exercice avec le succès que l’on sait ?
Ce dossier n’a d’autre but que de fournir des éléments de phylogénie à partir de l’examen des caractères de l’encéphale des vertébrés. Il prend soin de ne pas sur-interpréter ces informations et nous espérons que les mises en gardes précédentes suffiront à préserver le lecteur des erreurs les plus courantes. Au final, nos résultats ne permettent pas de spécifier chacun des clades étudiés. Ils recoupent néanmoins la phylogénie établie à partir des caractères anatomiques non encéphaliques.
Fig.7 : tableau récapitulatif des clades considérés dans ce dossier et caractères dérivés propres encéphaliques.
Arbre phylogénétique construit à partir de ces données
Document 1
Document 2 : Vue dorsale de l'encéphale de quelques vertébrés.
Document 3 : Vue latérale de l'encéphale de quelques vertébrés.
Légende des documents 2 et 3
1/ Amphioxus (extra-groupe de l'arbre) | 2/ Myxine | 3/ Lamproie |
4/ Chimère | 5/ Requin | 6/ Aiguillat commun (= requin chien de mer) |
7/ Grand requin à nageoires rayonnées | 8/ Raie boucléZ | 9/ Raie électrique |
10/ Sébaste rouge (= rascasse) | 11/ Esturgeon à museau plat | 12/ Castor |
13/ Truite | 14/ Grondin | 15/ Poisson rouge |
16/ Poisson couteau (gymnotiformes) | 19/ Dipneustes australiens | 20/ Dipneustes d'Amérique du sud |
21/ Cœlacanthe | 22/ Salamandre tigrée | 23/ Salamandre (Oedipina gephyra = Worm salamander) |
24/ Grenouille verte | 25/ Ornithorynque | 26/ Opossum |
27/ Hérisson | 28/ Chien | 29/ Chimpanzé |
30/ Rorqual commun = baleine | 31/ Sphénodon | 34/ Python |
35/ Alligator | 36/ Kiwi | 37/ Cormoran |
38/ Pigeon | 39/ Corbeau | 41/ Perroquet |
42/ Tortue |
On ne s’étonnera pas des lacunes de cette phylogénie si l’on considère que les classifications actuelles font appel à l’ensemble des caractères des différentes espèces, tandis que nous nous sommes limités à la comparaison interspécifique d’un seul organe.
Mlle. Beaudin Sandrine et M. Cartier Julien