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L’éducation à l’épreuve de l’intelligence artificielle : débattre des apports et des risques

Par Philippe Jeanjacquot Dernière modification 04/06/2024 16:19
Raphaël Verchère (raphael.verchere@ac-lyon.fr) Professeur de philosophie au Lycée Charlie Chaplin (69)

Penser l’intelligence artificielle, avec le réseau « Europe, Éducation, École »

 

Le projet conduit cette année consista à inscrire les élèves de terminale dans une réflexion philosophique sur les enjeux de l’intelligence artificielle, notamment concernant ses implications sur les questions d’éducation et de transmission de la culture. À l’heure de ChatGPT et des IA génératives, qu’est-ce qu’apprendre, enseigner, transmettre, réfléchir ?

 

Ces objectifs entraient en convergence avec le programme de visioconférences proposé cette année par le réseau « Europe, Éducation, École » (https://projet-eee.eu/). Trois interventions devaient avoir lieu sur ces sujets :

 

16/11/2023, 10h15-11h45, Pierre CASSOU-NOGUÈS, Professeur de philosophie, Université Paris VIII, L’éducation et l’information à l’heure de l’intelligence artificielle.

23/11/2023, 10h15-11h45, Eric Le COQUIL, IA-IPR de philosophie, Académie de Créteil et d‘Orléans-Tours, Enseigner la philosophie à l’heure de l’intelligence artificielle.

14/12/2023, 10h15-11h45, Laurence DEVILLERS, Professeure d’informatique à l’Univ. de Paris-Sorbonne, CNRS, Systèmes d’intelligence artificielle générative : éducation et risques éthiques.

 

Chacune des trois classes de série générale dont j’avais la charge eut à suivre l’une de ces visioconférences. Il fut demandé aux élèves de prendre des notes, de retenir l’essentiel des arguments proposés par les intervenants, surtout de se concentrer sur une question transversale, qui était la suivante : « quelles sont les répercussions des intelligences artificielles génératives sur l’enseignement et l’apprentissage de la philosophie au lycée ? »

 

Les trois visioconférences et les questions suscitées

 

Malheureusement, pour tout un ensemble de raisons, Pierre CASSOU-NOGUÈS dut se décommander à la dernière minute et n’a pas pu assurer sa visioconférence. En lieu et place, il fut proposé aux élèves (classe T02 spécialités mathématiques et physique-chimie) la projection d’une présentation par l’auteur de son livre La bienveillance des machines qui discute des rapports de l’humanité à la technique et aux innovations technol ogiques, puis de la projection d’extraits du film 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968), notamment les séquences confrontant les humains au supercalculateur HAL 9000, qui met en scène les périls d’une intelligence artificielle qui se retournerait contre les intérêts des êtres humains. Une discussion philosophique ouverte sur l’intelligence artificielle avec les élèves en suivit, afin d’isoler les arguments et contre-arguments saillants de la question de la technique.

 

 

L a visioconférence avec Eric Le COQUIL put avoir lieu comme convenu, avec les élèves de la classe T08 (spécialités HGGSP, SES, HLP). L’intervention se concentra sur les points suivants : l’intelligence artificielle nous dépossède-t-elle de la pensée ? ; ce qui est produit par les algorithmes relève-t-il du plagiat et enfreint-il le droit d’auteur ? ; les algorithmes parviennent-ils vraiment à se hisser au-delà du sens commun et jusqu’à la réflexion critique engagée par la démarche philosophique ? ; est-il possible d’utiliser l’intelligence artificielle de façon pédagogique dans un cours de philosophie ? Eric Le COQUIL insista sur le fait que l’intelligence artificielle actuelle n’approche encore que de peu l’intelligence humaine. Sur des sujets de dissertation, elle se contente généralement d’une approche générale et relativiste, incapable de problématiser et d’arbitrer entre des vues antagonistes : elle ne pense pas. Surtout, la philosophie, comme l’avait déjà montré Pierre Hadot au sujet de l’Antiquité, est un exercice à la première personne devant être expérimenté par un sujet : par définition, faire penser une machine à sa place prive du travail de la pensée, interdit toute démarche philosophique. L’intervention fut stimulante, et la classe décida de poser la question suivante à l’intervenant : « comme ChatGPT apprend depuis le travail des humains et de leurs textes, si les humains ne s’en remettent qu’aux intelligences artificielles, cela ne risque-t-il pas d’empêcher la production d’idées nouvelles, d’abêtir tant l’intelligence artificielle que les humains ? »

 

 

La visioconférence avec Laurence DEVILLERS fut dispensée aux élèves de T01 (spécialités mathématiques et physique-chimie). L’intervenante passa un moment à décrire son parcours, à montrer comment elle fut pionnière des premiers développements de l’intelligence artificielle, et à en retracer l’histoire. Elle démystifia le discours convenu sur ces technologies, qui n’est pas suffisamment informé : l’intelligence artificielle n’est en fait ni impuissante, ni omnipotente. Surtout, il manque à l’intelligence artificielle quelque chose qui caractérise l’intelligence humaine et peut-être l’intelligence tout court, qui est un corps, la privant du recours aux émotions, décisives dans le processus de pensée (voir Damasio). Il importe en tout cas d’anticiper les futurs développement des ces technologies, et de les encadrer dans une réflexion éthique. La classe formula auprès de l’intervenante les deux questions suivantes : « existe-t-il des intelligences artificielles évolutives capables de transformer la façon dont elles fonctionnent, de créer leurs propres algorithmes pour s’améliorer ? » ; « les dernières décisions de l’UE en matière d’intelligence artificielle ne risquent-elles pas de freiner le développement de la recherche en Europe par rapport à d’autres pays où il n’y a pas ces lois, et de laisser les européens vulnérables face à d’autres puissances ? »

 

 

 

 

Vers un débat parlementaire britannique (DPB) interclasses

 

Ces interventions fécondes et stimulantes devaient servir de matériaux à la réflexion des élèves, laquelle devait être mise à l’épreuve suivant les modalités des « débats parlementaires britanniques », sur des points transversaux aux différents propos. Par l’entremise des arguments échangés, il s’agira pour les élèves de s’approprier les concepts du thème étudié, et de mettre en commun la pensée des intervenants en s’appuyant sur leurs propos, de les confronter, de les réfléchir, critiquer, approfondir. La question sur laquelle le débat devra s’organiser est la suivante : « l’intelligence artificielle peut-elle vraiment penser ? »

 

Pour rappel, les « débats parlementaires britanniques » sont une méthode permettant de conduire la parole sur une question clivante de façon structurée et progressive. Sorte de jeu de rôle, elle consiste dans une prise de parole tour à tour par les participants durant un temps donné, où il s’agit de développer un propos argumenté et de répondre aux objections des équipes adverses, en tenant compte tout au long de ce qui a été dit.


 

Sur les quatre équipes, trois représenteront chacune une des trois classes ayant assisté aux visioconférences. La quatrième sera issue d’une classe de première suivant la spécialité HLP, qui a travaillé sur la question du « pouvoir de la parole » durant l’année, à qui sera remis un dossier permettant de se préparer sur la question de l’intelligence artificielle. L’ensemble des huit élèves sont des volontaires de chaque classe. La parité sera, autant que faire se peut, un critère de formation des binômes.

 

Un jury, composé de professeurs et de membres de l’administration, sera chargé d’effectuer le classement des quatre équipes, prenant en compte aussi bien le fond que la forme. Un public, constitué d’élèves, pourra assister au débat. Le format retenu consistera en un temps de parole de 4 minutes par élève, durant lequel il ne pourra être interrompu, mais durant lequel il pourra répondre à des questions si des élèves des équipes adverses en proposent.

 

Le but de l’alternance entre le gouvernement et l’opposition est de critiquer les arguments proposés de façon dialectique, afin de s’acheminer progressivement vers des positions plus réfléchies sur la question posée. Les binômes ne savent pas avant le début du débat quelle position ils devront défendre (gouvernement ou opposition, ouverture ou clôture), puisque cela est tiré au sort. Cela signifie qu’ils devront se préparer aux différentes éventualités, et, parfois, défendre des positions avec lesquels ils sont en désaccord. Ceci peut paraître déconcertant, mais est enrichissant, la pratique de la philosophie consistant à penser contre soi-même – ce qu’il n’est peut-être pas possible aux intelligences artificielles encore de faire.

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